La Didone de Francesco Cavalli · Christophe Rousset · LA DIDONE

La Didone de Francesco Cavalli · Christophe Rousset · LA DIDONE
Note de Christophe Rousset
Note d’intention & entretien
Christophe Rousset
2000
Langue: Français
Tous droits réservés

LA DIDONE DE FRANCESCO CAVALLI

CHRISTOPHE ROUSSET

Si l'opéra de MONTEVERDI s'est imposé chez nous, ainsi que sur toutes les scènes du monde, et ce malgré le fait qu'il ne nous reste de lui que trois partitions lyriques, CAVALLI a contribué activement à la vie musicale française au XVIIème, puisque, grâce à MAZARIN et alors que l'opéra français créé par LULLY n'existait pas, ont été représentés à Paris deux opéras du Vénitien: XERXÈS (1654) en 1660 avec divers remaniements notamment des adjonctions de ballets par LULLY, et ERCOLE AMANTE (1662) commandé pour le mariage de LOUIS XIV avec l'INFANTE MARIE-THÉRÈSE et qui fut un échec humiliant pour CAVALLI.

Paris n'avait accueilli que deux opéras italiens: LA FINTA PAZZA de SACRATI (1645) et l'ORFE0 de ROSSI(1647) qui connurent un immense succès.

Mais, bien au delà de Paris, CAVALLI était déjà un maître incontesté de l'opéra. Rappelons qu'alors l'opéra est une forme nouvelle. Né à Florence vers 1600 sous forme de pastorale - pensons à PEURIDICE (PERI, CACCINI) et à la DAFNE (GAGLIANO), ce spectacle nouveau se diffuse rapidement dans d'autres centres: Mantoue (ORFEO,ARIANNA de MONTEVERDI), Rome (LA CATENA D'ADONE de MAZZOCCHI), mais il n'est réservé qu'aux princes.

A Venise, l'opéra s'impose en 1637 grâce à deux Romains, FERRARI et MANELLI (ANDROMEDA ) , mais, fait sans précédent, il est accessible à tous puisqu'on le représente dans des théâtres privés qui jouent à la recette. Si l'opéra n'est pas né à Venise, c'est à Venise qu'il connaîtra son essor le plus important avec MONTEVERDI (ARIANNA reprise en 1639, ADONE en 1640,LE NOZZE D'ENEA CON LAVINIA en 1641, IL RITORNO D'ULISSE IN PATRIA en 1641 et L'INCORONAZIONE DI POPPEA en 1642) , et CAVALLI, actif sur les scène lyriques de la Sérénissime entre 1639 et 1670.

Ce dernier débute au Carnaval de 1639 au Teatro San Cassiano avec LENOZZEDITETIEPELEO, et en 1670 il remanie une dernière fois ERISMENA (1655) pour le Teatro San Salvatore. Durant ces trente années, CAVALLI fait évoluer l'opéra et y aborde les styles les plus divers, se démarquant du style romain de la cantate et y introduisant l'air à Da Capo.

Il constitue avec CESTI le chaînon entre MONTEVERDI, premier vrai compositeur d'opéra, et ALESSANDRO SCARLATTI père de l'opéra napolitain (souverain sur les scènes de l'Europe entière jusqu'à la fin du XVIIIè avec PERGOLÈSE, PORPORA, LEO, JOMMELLI, etc...)

Pourquoi avoir choisi LA DIDONE (1641), opéra datant clairement de sa première période ? D'abord parce que LA DIDONE est son premier succès (dès 1642 CAVALLI est joué à la fois dans trois théâtres de Venise). Puis, parce que BUSENELLO en est le librettiste (il n'écrira POPPÉE que l'année suivante); citons ses deux autres livrets également mis en musique par Cavalli: APOLLOE DAFNE (1640) et STATIRA PRINCIPESSA DI PERSIA(1655).

Comme dans POPPÉE, BUSENELLO fait éclater dans LA DIDONE un génie dramatique qui le place au rang des meilleurs librettistes du XVII siècle: langue particulièrement musicale, diversité des mètres poétiques, équilibre subtil entre le tragique et les touches comiques. Nous y reviendrons. Mais surtout bien sûr, LA DIDONE parce que nous y retrouvons DIDON de Virgile et que ce mythe douloureux nous émeut encore comme il a su passionner par le passé (DIDO AND AENEAS de PURCELL, succès colossal de LA DIDONE de VINCI en 1726, LES TROYENS de BERLIOZ).

Ce sont les points faibles de LA DIDONE qui frappent d'abord. Quels sont-ils? Une écriture qui semble schématique: en effet, les deux-tiers de l'oeuvre sont du «recitar cantando», soit un récitatif déclamatoire soutenu par la seule basse continue.

Une action des deuxième et troisième actes qui semble lente, alors que le premier acte est étourdissant par tout ce qui s'y passe et les différentes histoires qui y sont entrelacées. Et peut-être, et surtout, ce qui désarçonnera le plus: le «lieto fine», dénouement heureux qui, cédant à la loi du genre, sauve DIDON du bûcher et du sacrifice sur l'autel de l'amour trahi. Cependant, ces points faibles se révèlent très vite être les atouts majeurs de cet opéra.

C'est par le «recitar cantamdo» que le théâtre est le plus frémissant de vérité, flexible grâce à une écriture non contrainte, qui laisse à l'interprète toute latitude, puisque l'air n'arrête que rarement l'action. L'orchestre, lui, n'intervient que par touches de quelques secondes pour aérer le tissu vocal. Ainsi, le texte de BUSENELLO peut être exploité dans toute sa théâtralité.

L'acte I est l'acte de la guerre. Troie sous le signe de Mars. Il entremêle diverses intrigues: ÉNÉE et les siens, CASSANDRE et son malheureux CORÉBE , CASSANDRE et sa mère HÉCUBE, VÉNUS et son fils ÉNÉE. Pourtant le foisonnement de ce premier acte troyen ne fait que préparer l'intensité des deux suivants.

L'acte II est l'acte de l'amour et du voyage. Carthage sous le signe de Vénus, IARBAS, amant méprisé de DIDON passe du rêve au désespoir et à la folie, NEPTUNE calme les flots et favorise l'arrivée d'ÉNÉE sur les rivages africains. DIDON est, par l'intervention de VÉNUS, touchée par l'amour. ÉNÉE est ébloui par la reine. LES TROIS DAMIGELLE suivent les traces de leur souveraine et déclarent «la chasse ouverte».

L'acte III est l'acte de la guérison sous le signe de Mercure. Rome se profile à l'horizon. Enée, dépositaire de l'héritage de Troie affaibli par les traits de l'amour, retrouve la raison et grâce à l'intervention des dieux, retrouve la voie du devoir et de sa gloire. DIDON, hors d'elle au début de l'acte III, déstabilisée par la puissance de la passion retrouve par l'abandon d'ÉNÉE le pouvoir sur elle-même. IARBAS, qui tient à présent des propos incohérents, est soigné par MERCURE, retrouve son autorité de roi, puis est enfin gratifié du coeur de DIDON.

Plus que POPPÉE, qui, le fait est établi depuis longtemps par les musicologues, serait une oeuvre d'atelier à laquelle auraient participé SACRATI, FERRARI et CAVALLI à côté de MONTEVERDI, LADIDONE offre une unité de langage frappante, une architecture solide où même l'idée de leitmotiv est identifiable (IARBAS II.1 urgence de son amour pour DIDON, IARBAS III.10 réalisation de son rêve d'union à DIDON), architecture structurée, entre autres, par les apparitions des Dieux avec leurs airs nobles (VÉNUS 1.5, AMOUR 11.6, MERCURE III.5...), par l'intervention de personnages comiques (LES TROIS DAMIGELLE II.11, 111.2, 111,9) avec leurs chansons d'inspiration populaire et, en fin, par les lamenti dont CAVALLI fera sa spécialité (APOLLO E DAFNE,ERISMENA,EGISTO, etc) et qui sont particulièrement poignants dans le premier acte avec CASSANDRE (1.4) et HÉCUBE (1.7) sur des basses chromatiques obstinées; strophique pour IARBAS (II.2) et en style récitatif pour DIDON (III.11).

Pour notre production à l'Opéra de Lausanne, nous avons procédé à de nombreuses coupures. Nous avons rajouté quelques ritournelles orchestrales en début ou en fin de scènes - toutes de CAVALLI - tel qu'on le faisait à cette époque. Nous avons transposé le rôle de JARBAS et celui de MERCURE, pratique au XVIIè siècle. On trouve les indications alla 4ta, alla 5ta sur des partitions anciennes qui ont servi pour des reprises. Nous n'avons pas écrit de parties d'instruments ad libitum: le récitatif accompagné n'existait pas encore et presque tous les airs ici sont entrecoupés de ritournelles instrumentales. L'instrumentarium est conforme à celui de la création: nous y avons ajouté les cornets, les flûtes et les trombones.

Pour conclure, nous croyons pouvoir affirmer que LA DIDONE est un chef d’oeuvre: une union texte-musique tout à fait exceptionnelle, une esthétique portée à son sommet
(lamenti ou grands récitatifs dramatiques), une inspiration constamment renouvelée, un lyrisme vibrant d'humanité, une architecture digne des plus grands.