Les Inrockuptibles · 16 octobre 2002 · SAVANNAH BAY (Comédie-Française)

Les Inrockuptibles · 16 octobre 2002 · SAVANNAH BAY (Comédie-Française)
Une pudique scénographie qui ne concerne que l'intime.
Presse nationale
Critique
Patrick Sourd
16 Oct 2002
Les Inrockuptibles
Langue: Français
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Les Inrockuptibles

16 octobre 2002 · Patrick Sourd

En effeuillant la Marguerite

À voir la débauche de feuilles d'or qui habillent le rideau et le fronton de la cage de scène de la salle Richelieu, on a le sentiment qu'Éric Vigner a transformé la scène en un précieux retable pour cette entrée de Marguerite Duras au répertoire de la Comédie-Française. Plus que le signe d'une porte symbolique dressée à l'intention d'un auteur culte qui trouve ici, enfin, sa juste place, c'est au souvenir d'une rencontre — qui changea le cours de sa vie — qu'avec émotion le metteur en scène nous convie. Et cet or qu'il déploie avec ostentation n'est que la trace d'une valeur qu'il cache tout au long de son travail une fois le rideau ouvert, celui d'une pudique scénographie qui ne concerne que l'intime.

Le hasard d'un livre tombé d'une bibliothèque lui fait choisir de diriger un atelier du Conservatoire sur  La Pluie d'été de Duras. Le travail d'élèves deviendra un spectacle en 1993, et La Pluie d'été scellera la rencontre entre l'auteur et le metteur en scène. Ce jour-là, à Brest, une photo fut prise à l'instant où Marguerite Duras tenait dans ses mains le visage d'une jeune femme comme une promesse pour l'avenir. Aujourd'hui, cette photo, agrandie à la taille du plateau et découpée en suivant les contours de leurs deux visages, habite durant la représentation le fond de la scène.

Savannah Bay, c'est la rencontre de deux femmes, "la jeune femme" et Madeleine, écrite pour le couple Madeleine Renaud et Bulle Ogier. La trace laissée dans les mémoires par cette première production rendait presque sacrilège toute nouvelle représentation. Éric Vigner choisit de lui rendre hommage dans une savante déconstruction du mythe. De ces colliers de perles dont "la jeune femme" pare le cou de Madeleine, il fait des éléments de son décor. Un premier rideau de perles colorées figure, dans ses transparences, le ciel rougeoyant d'un couchant sur la baie; un autre, bleuté, inscrit la mer dans le lointain. Aux échos Des mots d'amour, la chanson d'Edith Piaf qui ouvre le spectacle, il fait répondre des bribes d'India Song, mêle au spectacle des images filmées et n'oublie pas de citer la voix troublante d'Emmanuelle Riva dans un extrait d'Hiroshima mon amour.

Pour tracer ce portrait de Duras dont le socle est théâtre, Éric Vigner convoque sur le plateau deux des plus grandes comédiennes du Français. Avec elles, ce sont deux pratiques qu'il confronte. Catherine Samie, la doyenne de la troupe, porte la mémoire du lieu en Madeleine, et, dans le rôle de "la jeune femme", Catherine Hiegel témoigne d'autres combats, elle qui est aussi metteur en scène et enseigne au Conservatoire.

Deux générations face à face pour dire cette "histoire d'une pièce jamais écrite". Il y aura donc théâtre, et le plus émouvant qui soit, car, pour reprendre les mots du prologue, "la salle a payé et on lui doit le spectacle". Mais derrière les tentatives de ces deux femmes pour recomposer les traces de leur passé, c'est à une autre figure que s'adresse le célèbre "Savannah Bay c'est toi". Ce "toi' qui se révèle au cours de la représentation, n'est autre que Marguerite Duras elle-même dont elles revendiquent le droit de n'être que les brillantes servantes.