La Terrasse · 31 mai 2004 · "... OÙ BOIVENT LES VACHES."

La Terrasse · 31 mai 2004 · "... OÙ BOIVENT LES VACHES."
Entretien avec Éric Vigner: "Pointer des moments d'existence, et faire en sorte que les gens se retrouvent à l'intérieur de cette existence."
Presse régionale
Avant-papier
Véronique Hotte
31 May 2004
La Terrasse
Langue: Français
Tous droits réservés

La Terrasse

31 mai 2004 · Propos recueillis par Véronique Hotte

"C'est maintenant, c'est tout de suite que je veux qu'il se passe quelque chose..." (R.DUBILLARD)

De LA MAISON D'OS à "...Où boivent les vaches.", le directeur du Centre Dramatique de Bretagne — Théâtre de Lorient —, ÉRIC VIGNER, continue son compagnonnage avec l'oeuvre de DUBILLARD, apte à "initier artistiquement toute une vie". Le metteur en scène plasticien, à l'écoute des écritures contemporaines, travaille scéniquement à l'absolue présence de l'être au monde, que l'on soit acteur ou bien spectateur.

Vous revenez à l'oeuvre de ROLAND DUBILLARD avec "...Où boivent les vaches."

ÉRIC VIGNER : J'ai monté LA MAISON D'OS en 1991 dans une usine désaffectée d'Issy-les-Moulineaux, et six mois plus tard — dans le cadre du Festival d'Automne — j'ai refait la mise en scène pour les fondations de l'Arche de la Défense. À l'époque, présenter LA MAISON D'OS relevait d'un théâtre manifeste. Dans les années 90, le théâtre était plutôt socio-politique que poétique, et j'avais envie précisément de militer pour le second mouvement. La parole de DUBILLARD n'est pas réductible à une quelconque analyse, si complexe soit-elle. C'est un objet assez fascinant mais résistant, qui permet à beaucoup d'amoureux de cette langue propice aux jeux de mots d'écrire et de réfléchir. DUBILLARD est un poète dont le discours donne à entendre l'être profond, les sensations, le va-et-vient entre le dedans et le dehors, l'amour et la mort.

De quoi traite, s'il est possible de le dire, "...Où boivent les vaches." ?

E. V. : Le sujet de la pièce met en valeur la position de l'artiste en relation avec le monde. L'artiste est inaliénable, voilà la démonstration de cette force-là, absolument irréductible à quoi que ce soit. Aucun pouvoir politique ne pourrait aliéner cette vérité : la parole de l'artiste reste libre et vivante dans l'humour. "...Où boivent les vaches." est un vers d'un poème de Rimbaud, la Comédie de la soif. De la même façon que j'ai fondé la Compagnie Suzanne M avec LA MAISON D'OS, j'ai conçu "...Où boivent les vaches." pour l'ouverture du Grand Théâtre de Lorient. Une façon de commencer une Histoire. À l'origine, la Compagnie a choisi comme mot d'ordre libérateur, "Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut. Ou alors, je vais me taire. C'est à choisir." Et jusqu'à présent, je n'ai pas encore choisi de me taire j'ai toujours fait ce que je désirais accomplir avec plus ou moins de réussite quelquefois, mais sans jamais quitter le même objectif. Quand il s'est avéré d'ouvrir le Grand Théâtre de Lorient, je me suis dit qu'il était important de revenir à la pureté de cette parole-là. Une approche plus aiguë, en quelque sorte.

Quelle est la scénographie choisie, percutante chez vous ?

E. V. : Ce qui est intéressant, c'est de travailler avec l'objet proposé par l'architecte Henri Gaudin. Le Théâtre qu'il a créé à Lorient est son théâtre, il y a investi son corps ou tout du moins, quelque chose de lui. J'ai conçu la scénographie de la pièce comme un repoussoir au travail réalisé par l'architecture. Non pas une création en vue d'un spectacle qui s'inscrirait dans une boîte noire, mais plutôt une proposition scénographique en résonance avec l'espace donné. Je m'applique à un art théâtral qui n'autorise nulle absence ni à soi-même ni aux autres : il faut être là! L'écriture de DUBILLARD épouse ce même battement vital. Voilà pourquoi je voulais que les spectateurs ne soient pas devant quelque chose mais dans quelque chose. Peut-être est-il plus facile de travailler dans une usine désaffectée, mais les Théâtres sont aussi des grands corps. Il ne faut pas dissocier forcément la scène de la salle, une invention récente du XIXe siècle. Je m'efforce toujours de donner à comprendre qu'on est tous ici et là en même temps, aussi bien les acteurs que les spectateurs. Aux acteurs évidemment et au travail théâtral du metteur en scène, de rendre compte de cette réalité. Pointer des moments d'existence, et faire en sorte que les gens se retrouvent à l'intérieur de cette existence.

Qu'est-ce que la représentation dévoile ?

E. V. : Le spectacle met en relief le va-et-vient entre le dedans et le dehors, cette circulation drolatique, fantaisiste, libre et colorée. Le public réagit avec le rire, propre à DUBILLARD. "...Où boivent les vaches est une tragi-comédie qui passe du rire aux larmes, dans cette espèce de va-et-vient et de translation qui témoigne finalement d'un excès de vie. Dans la pièce, quelqu'un est en train de mourir, et mourant, il vit en même temps, à l'intérieur de cette espèce d'aller-retour perpétuel. Ce balancement est important, touché et saisi dans sa vibration par DUBILLARD : plus je vis plus je meurs et plus je meurs plus je vis.

Vous affectionnez l'écriture de Duras. Comment la comparez-vous à celle de DUBILLARD ?

E.V. : Avec Savannah Bay, on est dans une écriture plus essentielle, avec un minimum de mots extrêmement choisis. Ce n'est pas non plus un théâtre minimaliste parce qu'on pourrait le croire réducteur. Chez DUBILLARD, il s'agit du même mouvement paradoxal mais logorrhéique : je cherche en parlant, et en parlant je me vide, je me remplis, je me vide et je me remplis encore. Tel est le geste, et après je me tais selon le même mot d'ordre ; il vaut mieux parler comme on veut que comme il faut, sinon je me tais ; à vous de choisir. Donc, en parlant je cherche quelque chose, je ne trouve rien et je me tais. DUBILLARD et Duras ont à voir ensemble ; par hasard dans la bibliothèque, ils se côtoient. Ce sont deux écrivains qui comptent pour moi.

Dans vos projets à venir, la création du Bourgeois gentilhomme avec la troupe du Théâtre National de Séoul.

E. V. : Nous allons travailler ensemble la comédie-ballet de Molière et de Lully en y intégrant la culture traditionnelle coréenne, les instruments anciens et les danses, proches également des danses baroques de notre XVIIe siècle. La Corée a complètement les pieds dans son passé et dans ses racines ; elle est en même temps à la recherche de son identité future c'est un peu l'histoire du Bourgeois... Tel un homme d'affaires coréen de trente ans, des millions de dollars en poche grâce à sa capacité exacerbée de faire commerce, mais il n'a pas eu le temps de se cultiver. Peut-être va- t-il s'intéresser à l'art, enfin ?