Giovanna Ferrara · La pitié, la terreur et la flamme immortelle de la raison · ANTIGONA

Giovanna Ferrara · La pitié, la terreur et la flamme immortelle de la raison · ANTIGONA
La Pitié, la Terreur et la flamme immortelle de la raison
Dramaturgie
Giovanna Ferrara
Livret ANTIGONA Opéra de Montpellier
Langue: Français
Tous droits réservés

LA PITIÉ, LA TERREUR ET LA FLAMME IMMORTELLE DE LA RAISON

Giovanna Ferrara (professeur d'histoire de la musique au conservatoire San Pietro a Maiella de Naples)

Au plus fort des grands mouvements réformistes et créatifs qui s'attaquaient au melodramma serio, minant les certitudes d'un genre désormais clairement compromis, l'ANTIGONA de TOMMASO TRAETTA constitue un monumental exemplaire de tragedia per musica «réformée».
Composé sur un livret de MARCO COLTELLINI et créé au Théâtre impérial de Saint-Pétersbourg en 1772, l'opéra s'inspire du chef-d'oeuvre de SOPHOCLE et se situe à mi-chemin entre la prédilection opiniâtre pour un théâtre dont les modèles idéologiques et spirituels découlaient de la tradition tragique grecque et le désir d'un nouveau langage enfin libéré de la prolixité facile, des idées reçues indigestes et des conventions mécaniques.

Certain d'avoir réalisé une oeuvre pleine de qualités, COLTELLINI soumit sa tragedia per musica au jugement sévère bien qu'éclairé de FRÉDÉRICII de Prusse. Dans la lettre qui l'accompagnait, il soulignait les idées nouvelles du texte et, surtout, la liberté créatrice qui y régnait, libérant le poète de la terrible « obligation de substituer des allégories ostensibles et des louanges extatiques aux deux magistrales ressources de la scène tragique: la Terreur et la Pitié».
La réponse ne se fit pas attendre, habitée d'un enthousiasme peu surprenant quand on connaît l'ouverture d'esprit du monarque: «Votre ANTIGONA vous fait honneur. Les idées, les sentiments, les expressions, tous méritent, à juste titre, mes applaudissements et mon soutien. Partout j'y retrouve le grand poète que j'ai admiré quand j'ai eu le plaisir de vous rencontrer... » Des éloges auxquels, pour la plus grande gloire de COLTELLINI, se joignirent ceux de CATHERINE II, dédicataire de l'ouvrage («Je vous fais bien volontiers mes compliments»), qui ajouta, en référence aux propos de FRÉDÉRICII: « Comme les grands esprits se rencontrent, je vous rends le même hommage.»

La structure de l'opéra suit attentivement les pas de SOPHOCLE et reste fidèle, avec un respect mêlé d'admiration, à son idéologie intrinsèque et à cette fameuse équation de Terreur et de Pitié retenue comme un élément indispensable. La conclusion est toutefois différente: à la catastrophe voulue par le poète grec se substitue un dénouement heureux idéologiquement chargé d'un message, suivi d'un divertissement burlesque à la française dans la plus pure tradition des fêtes théâtrales. Le souffle et le pouvoir d'émotion de ce finale ne pouvaient que séduire, y compris quelqu'un d'aussi rigide que la tsarine de Russie. La clémence de Créon, en effet, n'est pas un signe de faiblesse, mais plutôt un acte éclairé, une prise de conscience de la part du tyran. Gardien sévère de la dura lex imposée par la raison d'État, celui-ci réalise qu'au-dessus des rois et de leur volonté brille la flamme de la Raison, qui peut conjuguer avec succès la consolidation du pouvoir absolu et la perception encore naissante des droits de l'homme. Cette synergie nouvelle est la bienvenue, même si elle s'exerce aux dépens de la morale diastaltica propre à la tragédie de SOPHOCLE.

Sans trop s'y abandonner, le livret accorde une place à la pitié, la tendresse et l'amour, dans un équilibre des affects tout différent de celui d'IFIGENIA IN TAURIDE qui, dix ans plus tôt, dans les milieux réformistes de Vienne, avait marqué les débuts de la collaboration entre COLTELLINI et TRAETTA. Dans cet opéra créé au château de Schônbrunn, l'intrigue se terminait en effet de manière tragique, voire sanglante, l'héroïne tuant avec la plus grande sauvagerie son amant maintes fois repoussé. Pour le librettiste, c'était aller plus loin que tous les poètes du théâtre lyrique l'ayant précédé, et même qu'Euripide.

En réalité, le parcours évolutif qui mena COLTELLINI et TRAETTA d'IFIGENIA à ANTIGONA est des plus clairs. Dans le premier des deux ouvrages, on perçoit certes une volonté d'ouvrir le théâtre serio italien à des expériences nouvelles, la plupart du temps inspirées de la tragédie lyrique française ; mais on sent aussi l'impératif de demeurer, d'un point de vue formel, dans le cadre de l'aria da capo, et, d'un point de vue expressif, dans un équilibre des émotions, équitablement réparties entre les différents personnages et moments de l'action.
Dans le second, au contraire, la manière de concevoir le théâtre change: on l'aborde avec davantage d'introspection et, surtout, on joue sur l'approfondissement psychologique plus que sur l'effet immédiat. C'est comme s'il manquait désormais une part de l'investissement émotionnel qui pousse là à pleurer, là à sourire, voire donne envie de hurler pour partager le désespoir des protagonistes. Les sensations fortes mais superficielles laissent place à la réflexion et à l'observation, peut-être plus rationnelles mais certainement pas moins profondes.

D'un point de vue structurel, ANTIGONA n'accuse pas de grandes mutations, du moins en apparence : récitatifs simples et accompagnés, arie di genere et di sentenza, concertati dont on perçoit clairement le message dramaturgique. Pourtant, un certain nombre de choses changent à l'intérieur de ce cadre apparemment normal: les récitatifs sont plus brefs pour ne pas diluer l'action; les airs, plus incisifs et plus ramassés, semblent vouloir repousser les fastidieux assauts de virtuosité; la dialectique des concertati, enfin, est renforcée pour donner du dynamisme au déroulement de l'intrigue. Pour mettre fin à l'ennuyeux enchaînement des airs et des récitatifs, TRAETTA insère, en suivant le brillant exemple de l'opéra-comique contemporain, des duos et des trios qui s'ajoutent aux habituels ensembles terminant les scènes ou les actes. ANTIGONA comprend un trio et au moins quatre grands duos, sans compter les brefs morceaux d'ensemble d'un puissant effet dramatique et le finale du troisième acte, incisif mais en définitive conventionnel.
Par rapport à d'autres traditions théâtrales, on peut estimer que les ensembles sont encore réduits à la portion congrue. Ils semblent pourtant nombreux par comparaison avec d'autres opere serie de la même époque, par exemple Lucio Silla de Mozart.

Par ailleurs, pour donner davantage d'élan à l'action, TRAETTA introduit, vers la fin des airs les plus importants, un ou deux autres personnages, en une sorte de « coda » qui fait à la fois monter la tension et sert de lien avec la scène suivante, sans les violentes césures qui interrompaient continuellement le déroulement des opéras dans le melodramma serio italien d'avant la réforme. Par exemple, le douloureux air d'Ismène «Ah giunto invan credei» (I, 4) ne se conclut pas sur une simple cadence, qui aurait laissé l'intense charge émotionnelle se dissoudre dans le silence. Sans solution de continuité, Hémon fait son entrée, instaurant un véritable dialogue simplement indiqué sur la partition et le livret «Scella V — allegro moderato». Il sert de prélude au duo en canon «No, ti fida» qui clôt le premier acte dans une atmosphère allant crescendo, lourde de tensions et d'attentes. La scène 7 de l'acte II nous offre un autre exemple, tout aussi réussi sur le plan formel: Créon fait ses adieux avec l'air «Non è rigor tiranno», dans l'éloquente tonalité de sol mineur, aussitôt suivi d'une strophe de vingt et une mesures chantée par Ismène et Hémon.

Les interventions du choeur viennent également prolonger la tension des airs — encore un procédé inconcevable dans la tradition du melodramma serio italien d'avant la réforme —, tantôt dans leur déroulement, tantôt à la fin, comme dans l'autre air de Créon «Non lusingarti ingrato» (II, 6). Le choeur y intervient en deux occasions: au milieu, en un doux ré mineur, ton relatif du fa majeur de départ, puis en conclusion. L'enchaînement avec le récitatif qui suit se fait alors au moyen d'un accord puissamment expressif (septième de dominante sur dominante), suivi d'un silence couronné d'un point d'orgue.

Mais le passage le plus remarquable reste peut-être la scène d'ouverture du deuxième acte, conçue avec un sens du pathétique et une tension expressive jamais égalés dans le melodramma du XVIIIe siècle. Un rythme funèbre accompagne l'atmosphère d'intense tristesse créée par le chant des violons, au milieu de laquelle s'intercale par intermittence la voix d'une douceur extrême des hautbois. Cette musique feutrée, presque murmurée (sottovoce, mezzavoce, dolce), s'efface pour laisser entrer l'ensemble de l'orchestre dans les grandes invocations du choeur «Ascolta il nostro pianto» et «O voi dell'Erebo pietosi numi», avant de revenir lentement au premier plan, dans le climat de douloureuse solennité des premières mesures. L'air tragique d'Antigone «Ombra cara, amoroso» couronne admirablement ce bouleversant début d'acte; il est suivi d'une brève cavatine «Io resto sempre a piangere», soutenue par des modulations et des progressions harmoniques d'une souplesse inhabituelle, confiées aux cordes dans un Andante sostenuto à 12/8.

Antigone est la figure centrale de l'opéra, non tant par la présence en scène ou le nombre des airs que par le sens et l'importance de ses interventions. Dès son entrée «Fermatevi, crudeli» (I, 2), chacune de ses apparitions semble entourée d'un halo de spiritualité et de pureté faisant écho à son dilemme intérieur. Cette atmosphère magique ne l'abandonne jamais, pas même quand elle exprime des sentiments aussi humains et terre-à-terre que l'indignation ou le désespoir.

L'orchestre est étoffé mais sobre. La clarinette, introduite peu d'années avant la création d'ANTIGONA, permet d'efficaces rapprochements avec le timbre du cor et du basson, un instrument que TRAETTA affectionnait plus particulièrement et qu'il utilise, surtout dans l'air d'Antigone «D'una misera comme la voix du destin funeste pesant sur l'intrigue, telle une implacable Némésis. Particulièrement soignée, l'orchestration bénéficie d'une attention inhabituelle pour l'époque, aussi bien lorsque les instruments sont au premier plan — par exemple dans l'Andante central de la Sinfonia d'ouverture ou dans certaines danses d'inspiration française — que dans l'accompagnement du chant ou des récitatifs.

Le manuscrit autographe d'ANTIGONA est conservé à la bibliothèque du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, la bibliothèque du Congrès à Washington en possédant également une magnifique copie. L'ouvrage a été écrit sur mesure pour la grande CATERINA GABRIELLI, considérée comme l'une des interprètes les plus complètes de l'opéra au XVIIIe siècle. Née à Rome et surnommée « la Coghetta» («petite cuisinière» en dialecte romain) parce qu'elle était la fille du cuisinier particulier du prince GABRIELLI, la cantatrice possédait une voix exceptionnelle que nous définirions aujourd'hui comme un soprano « drammatico d'agilità» : souple et virtuose dans l'aigu, mais également sonore et intense dans le médium et le grave. TRAETTA en tient compte dans son écriture du rôle-titre: passages spianati quasiment privés de fioritures, mélodies plus fluides exigeant la plus grande expressivité, acrobaties techniques éclatantes aptes à faire délirer le public superficiel de l'époque (voir plus particulièrement la dernière vocalise de l'air «D'una misera famiglia», semble-t-il ajoutée à la demande de la prima donna pour faire étalage de sa virtuosité).

À la création, Hémon était confié au contraltiste MONANNI, ami et amant de la GABRIELLI dans l'opéra, mais rival exécré une fois le rideau baissé, par pure jalousie professionnelle. Surnommé «Il Manzoletto» en souvenir de l'illustre chanteur Giovanni Manzoli dit «Il Succianoccioli» (qui fut aussi le professeur de l'excellente mezzo-soprano Celeste COLTELLINI, la plus célèbre des quatre filles du librettiste d'ANTIGONA), MONANNI jouissait d'une plus grande réputation dans le reste de l'Europe qu'en Italie. L'écriture du rôle privilégie souvent l'élan héroïque du rythme pointé cher aux castrats du XVIIIe siècle.
En plus d'Amati, qui tint le rôle d'Adraste, le ténor Prati, qui chantait Créon, possédait un timbre intéressant que l'on pourrait qualifier de «tenore baritonale»: voix riche et ronde dans le médium et le grave, également percutante dans l'aigu, émiS dans un agile falsetto. Excellent également, le choeur était celui de la Chapelle impériale, dont les mérites inspirèrent probablement à TRAETTA certaines pages aussi superbes que difficiles, comme « Giusti numi, ah voi rendete» (I, i), somptueuse tapisserie à huit voix pour double choeur.

Une distribution exceptionnelle, un choeur préparé avec minutie, un orchestre choisi avec pertinence selon les volontés de CATHERINE II: tout a contribué à la fascination exercée par ce chef-d'oeuvre. Mais, par-delà ce concours de circonstances favorables, il est certain qu'ANTIGONA n'aurait jamais pu voir le jour si ne s'étaient pas rencontrées la force mélodique de la nature italienne et l'intuition émotionnelle et expressive de l'école napolitaine du XVIIIe siècle.