Joan Miró
Michel Leiris · (Documents, vol. 1, n° 5, 1929)
Aujourd’hui, il semble bien qu’avant d’écrire, peindre, sculpter ou composer quoi que ce soit de valable, il faille s’être accoutumé à un exercice analogue à celui que pratiquent certains ascètes tibétains, en vue d’acquérir ce qu’ils appellent à peu près (je dis “à peu près“ parce qu’ici le langage occidental, qui présente tout sous une forme dramatique, doit très probablement se trouver en défaut) la compréhension du vide.
Cette technique – l’une des plus étonnantes que l’homme ait jamais inventées en matière d’alchimie de l’esprit – consiste approximativement en ceci : on regarde un jardin, par exemple, et on examine tous ses détails (étudiant chacun d’entre eux dans ses plus infinitésimales particularités), jusqu’à ce qu’on ait un souvenir d’une précision et d’une intensité suffisantes pour continuer à le voir, avec une égale netteté, même quand on a les yeux fermés.
Une fois acquise la possession parfaite de cette image, on lui fait subir un étrange traitement. Il s’agit de soustraire un à un tous les éléments qui composent le jardin, sans que l’image perde en rien de sa force, ni qu’elle cesse, si faiblement que ce soit, de vous halluciner. Feuille par feuille, on dépouille mentalement les arbres, pierre par pierre on dénude le terrain. Ici, on enlève un mur, là un ruisseau, plus loin une créature vivante, ailleurs une barrière recouverte de fleurs.
Il ne reste bientôt plus que le ciel purifié de tous ses nuages, l’air lavé de ses pluies, le sol réduit à la seule terre arable et quelques arbres maigres, qui dressent leur tronc et leurs branches desséchées. On supprime ces derniers végétaux à leur tour, de manière que le ciel et le sol restent seuls en présence.
Mais c’est alors qu’il faut que sol et ciel disparaissent eux aussi, le ciel d’abord, abandonnant le sol à un terrible soliloque, puis ce dernier lui-même, qui ne laisse place à rien, ultime absence permettant à l’esprit de réellement voir et compléter le vide.
Alors seulement on reconstruit pièce à pièce le jardin, parcourant la même route en sens inverse, puis on recommence, poursuivant cette série de destructions et reconstitutions successives jusqu’à temps que l’on ait, par cette suite de démarches répétées selon un rythme de plus en plus rapide, acquis l’entière compréhension du vide physique, première étape vers la compréhension du véritable vide, - celle du vide moral et métaphysique, qui n’est pas, comme on peut être tenté de le croire, la notion négative du néant, mais la compréhension positive de ce terme à la fois identique et contraire au néant, celui qu’on désigne par ce nom froid comme un socle de marbre et dur comme un battant de cloche, l’absolu, plus insaisissable qu ‘une artériole de bronze dans les interstices d’une pierre imaginaire.