Rire et trembler à plusieurs · Stéphane Patrice · DÉBRAYAGE (2007)

Rire et trembler à plusieurs · Stéphane Patrice · DÉBRAYAGE (2007)
Commentaire de Stéphane Patrice
Commentaire & étude
Stéphane Patrice
2007
Langue: Français

ÉRIC VIGNER : "Rire et trembler à plusieurs"

STÉPHANE PATRICE

La mise en scène du texte de RÉMI DE VOS, DÉBRAYAGE, par le directeur du Centre Dramatique National de Lorient, ÉRIC VIGNER, est un magnifique démenti aux deux pamphlets de RÉGIS DEBRAY consacrés au déclin du théâtre. De SUR LE PONT D’AVIGNON à L’OBSCÉNITÉ DÉMOCRATIQUE1, le père de la médiologie diagnostique le déclin du théâtre et la fragilité du théâtre contemporain au nom du théâtre de nos pères.
RÉGIS DEBRAY vilipende ainsi un théâtre devenu orphelin, un théâtre d’orphelin, condamné à présenter l’obscénité de ce qui ne nous regarde pas, les affres du narcissisme, les maladies de l’ego, la nudité des corps, l’exhibition du privé, l’extrémisme du présent.

Le théâtre contemporain ne nous regarderait pas, car il ne nous garderait plus. Loin d’une mise en garde, il serait un théâtre de mise, une posture devenue imposture, un voyeurisme qui condamnerait le public à une consommation et à un clientélisme, au même titre que le chiffre de la culture serait tout entier absorbé par la culture du chiffre.
En avouant l’intime, le théâtre contemporain signifierait la disparition du public, aveuglant les regards pour abolir les distances, et ne plus représenter que la présence même. Le devoir du théâtre devenu théâtre de l’être, anomique, atomisé, dépolitisé. L’intime présence contre les vertus perdues de la distance. Après les maîtres du passé, les embaumés de l’histoire, le théâtre serait plein du vide de la mort de roi, de dieu, et du père. Après VILAR, le désert.

Mais de VILAR à VIGNER la filiation ne serait-elle pas juste ? La cécité de DEBRAY n’appelle-t-elle pas un débrayage, une pause, un arrêt du pamphlet pour dévoiler un théâtre qui loin d’être mort ou moribond est aussi d’une vivacité extrême si l’on veut bien se donner la peine de reconnaître que le grand art est rare en certaines époques.

Athènes a vu sans doute éclore le théâtre, les hommes et les noms de théâtre en un temps d’éveil de la rationalité mathématique, philosophique, démocratique... Mais lorsque les temps sont aux médias davantage qu’aux esprits, comment ne pas concevoir que l’artiste est à découvrir dans la profusion d’une offre culturelle qui demande alors plus que la seule dénonciation et moins que la démission : la patience et la persévérance.
DELEUZE nous avait mis en garde, lui qui se défiait aussi du théâtre et des petits secrets, mais qui avait reconnu la grandeur de SAMUEL BECKETT et de CARLO BENE.

Pourquoi (la production capitaliste) surveille avec tant de soin ses artistes et même ses savants, comme s’ils risquaient de faire couler des flux dangereux pour elle, chargés de potentialité révolutionnaire, tant qu’ils ne sont pas récupérés ou absorbés par les lois du marché ? 2

Reprenant également l’interrogation heideggérienne – pourquoi des poètes en tant de détresse ? –, nous voudrions tenter une autre réponse que celle de HEIDEGGER, pour répondre à DEBRAY que loin d’incriminer et de condamner, il faut toujours se défier des généralisations hâtives, car tout le théâtre contemporain n’est pas à couronner de lauriers et à congédier de la cité, et reconnaître que les procédures de sélections et de reconnaissances devraient se fonder sur l’étude patiente et la critique savante des œuvres plutôt que sur l’argument d’autorité et l’invective.


DÉBRAYAGE

DÉBRAYAGE est un texte qui met en scène le monde devenu mondial mais où le mondial n’est pas égal pour tous puisque la pénurie du travail n’est que le reflet d’une pénurie de l’esprit. Le texte écrit de RÉMI DE VOS et mis en scène, en corps et en voix par ÉRIC VIGNER, en lumières et en musique, est un travail sur le monde de l’économie devenu économie monde. Un travail sur la pénurie du travail, sur la pénibilité du travail, un travail sur le travail, un méta-travail. Avec DE VOS, le monde du travail est mis en mot autour du nom de MARX, et de la question derridienne de sa mort. Avec VIGNER, le monde du travail est mis en jeu.
Ce jeu est en premier lieu l’art du théâtre par excellence, le jeu scénique, le jeu de la scène, avec la scène. Le travail de VIGNER est d’abord, à partir du texte élu et avant le texte lu à la table de travail avec les comédiens : travail de la scène, de la scénographie, un travail sous la table, à même le sol. VIGNER travaille le sol, la scène, afin de faire de la question du travail – qui est au cœur de DÉBRAYAGE – une question de cible et de case, un marquage qui est un terrain de jeu où les employés sont mis en jeu, en joug et pris pour cible, autant qu’il leur arrivera de prendre pour cible le public pour l’interpeller et le provoquer.

Le décor de VIGNER met en jeu la Mort de MARX, un terrain de jeu, une géométrie ludique et cynique ou douze cases sont délimitées, douze cases carrés (trois par quatre) dont six contiennent des ronds-cibles diagonalement disposés tandis que VIGNER met en scène quatorze personnages à partir des deux initialement prévus dans le texte de DE VOS.

Avec une telle scénographie, l’espace semble dématérialisé ; la géométrie blanche, au sol, abstrait l’infrastructure qui soutient d’ordinaire l’économie. En fond de scène, un mur noir qui s’ouvre en début de spectacle pour dévoiler un rouge vertical, qui s’élargit progressivement au fur et à mesure où le noir, comme un rideau de théâtre, un rideau mortuaire, se réduit de part et d’autre. Le rouge des sidérurgies ou des forges vient alors occuper tout l’espace du fond de scène ; VIGNER commence par annoncer la couleur. Le mort est à vif. Et le théâtre sauvegarde les couleurs de la révolution. Du noir anarchiste au rouge de la lutte finale.

Mais si la fin est déjà au commencement, il faut aussi au théâtre un devenir, et le partenariat VIGNER/DE VOS soumet le devenir à un jeu séquentiel, le théâtre vivant emprunte au cinéma et à la danse pour une chorégraphie où le comédien est aussi animal, où le travailleur est aussi l’esclave, et où ne règne qu’une aliénation généralisée, entre le monde de l’entreprise et aquaplouff, dans l’insouciance apparente des beaux costumes blancs de JACQUES VERZIER.

L’humour noir et l’ironie rouge de RÉMI DE VOS sont admirablement servis par les comédiens Barbies-Kens d’ÉRIC VIGNER, neuf filles et cinq garçons issus de la promotion 2007 de La Manufacture-Haute école de théâtre suisse romande. Le metteur en scène-maître d’œuvre démultiplie les personnages originels, peuplant la scène d’homo laborens et de zoon politikon dépolitisés, pour une sociologie délirante de l’économie libre qui n’a de libre que le nom.

(Ces) personnages (...) sont confrontés à des situations qui les font basculer dans la crise. Rien ne semble les réunir si ce n’est la peur de l’abandon, liée le plus souvent à la perte du travail, envisagé comme la seule valeur d’existence possible, mais pas seulement. “Mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ?” DÉBRAYAGE, ce sont les chaises musicales sous le ciel métaphysique (ÉRIC VIGNER, Préface de DÉBRAYAGE, Crater, 1996).

RÉMI DE VOS écrit DÉBRAYAGE au moment où JACQUES CHIRAC arrive au pouvoir en France après une médiatisation sans précédent de la fracture sociale. La pièce est publiée en 1996, l’année des morts consécutives de FRANÇOIS MITTERRAND et MARGUERITE DURAS qui fait partie, avec RÉMI DE VOS, des auteurs de prédilection du metteur en scène ÉRIC VIGNER. Celui-ci, créé DÉBRAYAGE l’année de l’élection de NICOLAS SARKOZY à la présidence de la République française, au nom du pouvoir d’achat.

Entre l’écriture de DE VOS et la création de VIGNER : le passage à l’euro, les 35 heures, la double défaite JOSPIN-ROYALE, l’interdiction de fumer dans les lieux publics, la persistante question de l’exclusion et des sans-domicile, le retour de l’identité nationale... VIGNER, metteur en scène et chorégraphe, mène le jeu et la danse, pour animaliser le travailleur tout en substituant au bleu servile la blancheur de la soumission. Debout puis à quatre pattes, on lèche les bottes ; et la langue de DE VOS révèle les fascismes à l’œuvre dans un monde sans alternative où, après la chute du mur de Berlin lors du Bicentenaire de la Révolution Française, MARX est mort.

"MARX est mort évidemment ça ne fait aucun doute, un enfant de six ans peut comprendre que MARX est mort à partir du moment où tu lui expliques qu’il est né il y a 150 ans". (RÉMI DE VOS, DÉBRAYAGE, Crater, 1996)

Du point de vue de l’écriture de DE VOS, l’enfant de six ans est né en 1989, et du point de vue de la création de VIGNER, en 2001. Les enfants de la chute du mur et ceux de la chute des tours sont-ils ces orphelins que DEBRAY croient voir dans le théâtre contemporain ? Si l’origine du théâtre est divine – culte de Dionysos –, la fin du théâtre signe-t-elle la mort annoncée de Dieu, du divin, de cette transcendance ou religiosité chère à DEBRAY ?

"Dieu, on ne sait même pas si il est né. MARX on dit qu’il est mort d’accord, si on veut, mais on sait au moins qu’il est né". (RÉMI DE VOS, DÉBRAYAGE, Crater, 1996)

Mais avant la mort de Dieu et la mort de MARX, la mort du roi en 1793 avait anticipé les spectres de MARX qui, de 1993 (JACQUES DERRIDA) à 1996 (RÉMI DE VOS), 1997 (JEAN-PIERRE VINCENT) et 2007 (ÉRIC VIGNER), forment désormais un chapelet qui montre à quel point le théâtre met en jeu un questionnement philosophique irréductible au narcissisme diagnostiqué par DEBRAY.
DÉBRAYAGE de VIGNER schizophrénise les personnages et les voix de DE VOS. Il ne se contente pas de créer des doubles, comme les faux jumeaux qui dialoguent la Mort de MARX, mais les démultiplie comme si un travailleur licencié signifiait une meute de licenciés, comme si un exploité signifiait l’exploitation.
Loin de l’hystérisation des personnages koltésiens initiée par CHÉREAU, VIGNER subtilise l’art de RÉMI pour le grandir et l’amplifier, et par-delà la lecture, le donner à attendre dans un théâtre devenu cathédrale de la lutte finale contre toutes solutions finales.

"Je pense qu’on a tort de dire que MARX est mort". (RÉMI DE VOS, DÉBRAYAGE, Crater, 1996)

Si l’écriture de DE VOS est radicale, l’art de VIGNER est cardinal. Ce DÉBRAYAGE est enchanté par OTHELLO VILGARD et déjanté par ÉRIC VIGNER : une divine comédie où le contrat de travail fait l’économie du travail du contrat, où les relations contractuelles sont des leurres, et où la comédie – comme dans le théâtre de SHAKESPEARE qui avait tant fasciné MARX – se dialectise avec la tragédie.
Les rires de VIGNER/DE VOS sont donc des rires d’or, des rires jaunes. Au moment où le droit de grève et les acquis sociaux sont mis en question par le politique, le travail théâtral met en jeu le politique. Alors que la République se privatise, DÉBRAYAGE est un spectacle spectral et spectaculaire qui décoiffe, stimule, égaie et inquiète – un spectacle rare, un temps suspendu à grande vitesse, une esthétique de l’émotion, un théâtre d’art qui devrait réconcilier RÉGIS DEBRAY avec le théâtre et les artistes. RÉGIS DEBRAY – qui considère "que le théâtre, du moins en France, est actuellement sorti du débat d’idées et a quitté le centre de la vie intellectuelle, politique et sociale, après l’avoir occupé après près de quatre siècles" – devrait donc retrouver le goût de "rire et trembler à plusieurs"3

STÉPHANE PATRICE enseigne l’histoire et la philosophie du théâtre à l’IUP JASAC de l’Université d’Evry Val d’Essonne. Il a co-dirigé LES LECTURES DE MARGUERITE DURAS (Presses Universitaires de Lyon, 2005), et est l’auteur de MARGUERITE DURAS ET L’HISTOIRE (PUF, Paris, 2003) et de KOLTÈS SUBVERSIF (Descartes & Cie, Paris, 2008).

1 Flammarion, "Café Voltaire", Paris, 2005 et 2007.
2 G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Minuit, Paris, 1972, p.292.
3 L’Obscénité démocratique, Flammarion, "Café Voltaire", Paris, 2007, pp.79, 87