Revue d'Ésthétique N°26 · L'espace acteur · ÉRIC VIGNER

Revue d'Ésthétique N°26 · L'espace acteur · ÉRIC VIGNER
Quel théâtre pour l'avenir ?
Revue spécialisée
Note d’intention & entretien
Éric Vigner
Nov 1993
Revue d'esthétique n°26-94
Langue: Français
Tous droits réservés

Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut, sinon je vais me taire c'est à choisir.
ROLAND DUBILLARD · 1962

LA COMPAGNIE SUZANNE M. ÉRIC VIGNER a désormais trois ans d'existence. Elle poursuit depuis sa création son travail de recherche, selon les principes artistiques, esthétiques et moraux établis lors de sa fondation, dans "l'utopie de créer ici et maintenant un théâtre libre loin des tours et détours idéologiques, et loin du triomphe du faux semblant lié à l'exercice d'un théâtre englué dans le consensus mou".

THÉÂTRE DE RECHERCHE

Quel théâtre pour l'avenir, quelles formes inventer pour parler aux hommes? On peut définir l'activité théâtrale au sein de cette compagnie comme étant celle d'un théâtre de recherche, dans le sens où PETER BROOK parle aujourd'hui de théâtre de recherche à propos de L'Homme qui ; le terme "recherche" n'implique pas la production et la diffusion d'un théâtre réservé à une élite, il se veut au contraire héritier de la mémoire de VILAR et de celle de VITEZ à sa suite populaire ou élitaire pour tous, en privilégiant l'expression populaire qui semble meilleure et plus juste. Cette recherche aussi sommairement définie s'articule autour de quelques axes fondamentaux qui fondent l'originalité et la spécificité des créations de la Compagnie Suzanne M.

L'ÉCRITURE CONTEMPORAINE

Elle alimente le répertoire imaginaire de la compagnie. Écriture est un terme générique qui comprend aussi bien le texte purement dramatique que toute autre forme d'écrit littéraire, nouvelle, récit, roman, lettre… On peut sans réserves reprendre à notre compte la formule d'ANTOINE VITEZ, "faire théâtre de tout", en ce qui concerne la matière textuelle utilisée. Depuis le début, nous sommes attachés, par hasard, par nécessité, à faire connaître et reconnaître quelquefois certaines œuvres de grands poètes contemporains. DUBILLARD, GENET, ALLAIS, MARC, DURAS, MOTTON, AUDUREAU, DANIIL HARMS, COURTELINE, PIRANDELLO, CÉLINE… Cette écriture contemporaine est toujours particulière, énigmatique. Elle a toujours une portée métaphysique et met en jeu de façon poétique des thèmes fondamentaux liés à l'existence humaine Dieu, l'amour, la mort.

La question toujours débattue et inlassablement remise en chantier, de spectacle en spectacle, depuis LA MAISON D’OS, est celle de l'existence : quelle existence pour demain ? Elle se double naturellement d'une autre question liée à l'exercice de notre Art : quel théâtre pour l'avenir ? Ce théâtre de recherche n'apporte pas immédiatement de réponses ou de solutions faciles au doute qui baigne cette fin de millénaire. Il propose un questionnement ludique, ouvert et de type humaniste, en privilégiant la lumière par opposition aux ténèbres, en se voulant plutôt optimiste que nihiliste. Ce théâtre de recherche ne cherche pas à sauver le monde au point où il en est, il n'en a pas la prétention et ce n'est pas la peine. Il espère transmettre, donner empiriquement le désir et l'envie à quelques uns, en commençant par les acteurs eux-mêmes, de construire pour l'avenir en se ralliant à la mémoire du Bon oublié.

L'ACTEUR

Cette recherche d'un nouveau théâtre pour l'avenir pose l'apprentissage de l'acteur, lequel est indissociable de celui de la vie. "Être acteur demande une expérience de la vie et des choses, c'est pour cela que vous êtes ici", déclarait Jouvet en 1940 au Conservatoire d'art dramatique de Paris. L'atelier théâtral qu'est la Compagnie me semble être encore un des lieux matriciels d'une société nouvelle, un lieu de l'apprentissage de la responsabilité, individuelle et collective, un lieu du respect de l'écoute de la parole de l'autre. Les acteurs qui ont travaillé avec la Compagnie sont jeunes, issus ou non d'écoles supérieures d'art dramatique. La formation n'est pas fondée sur l'apprentissage d'un savoir faire, mais plutôt sur un questionnement philosophique, le travail ne s'arrête pas le jour de la première représentation ; le spectacle n'est pas considéré comme étant l'aboutissement du travail mais comme une étape vers un théâtre idéal. L'acteur n'est pas choisi seulement pour sa capacité de "performance théâtrale", il est choisi pour ses qualités en tant qu'être humain et pour le rapport qu'il peut entretenir avec sa propre vérité et comment cette vérité illuminera où non le personnage.

Si l'on veut parler de méthode, on peut dire qu'elle emprunte certains principes à VASSILIEV et à son École d'art dramatique de Moscou. Le jeu idéal se situerait quelque part entre BRECHT et sa distanciation, et STANISLAVSKI ; l'acteur étant capable de réaliser le va et vient entre les deux, ce serait comme une conception pirandellienne du jeu appliquée à l'acteur et non plus seulement dramaturgique. Je cherche à explorer cette zone où pour moi se loge la poésie, cet antre abyssal où se logent le mystère et la magie du théâtre. PETER HANDKE l'exprime à sa façon quand il relate de petits faits quotidiens où soudain il se trouve confronté au Tout du Monde. Dans le non sens et le bonheur il écrit: "Je marchais dans la rue et soudain entre deux pas, j'ai perdu le sens." C'est entre ces deux pas qu'il m'intéresse de chercher avec les acteurs, d'où aussi le choix des textes contemporains que l'on peut qualifier de "GRAND ET PETIT", selon l'expression de BOTHO STRAUSS.

Le moteur essentiel de mon théâtre n'est pas idéologique, ni analytique ; il est poétique, il fait appel à l'inexplicable, à la grâce, et se nourrit du "sentiment", dans le sens où JOUVET employait ce mot. Il revendique le fait théâtral contre le discours théâtral. Le spectaculaire et l'image en soi sont délaissés dans une entreprise de déthéâtralisation, de "blanchiment" - pour employer une expression durassienne et l'appliquer au théâtre - au profit de la primauté de l'acteur et du texte.

LES LIEUX

Ce spectacle, LA PLUIE D'ÉTÉ d'après le livre de Marguerite Duras, est né d'un atelier que j'ai réalisé en mars 1993 avec six élèves de dernière année du Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris. Cet atelier fut créé dans le théâtre à l'italienne du Conservatoire, théâtre du début du XIXe siècle classé monument historique, or et velours grenat, lieu de la "connaissance", emblématique d'une histoire de l'enseignement de l'art dramatique en France. Depuis mon premier spectacle, LA MAISON D'OS, de ROLAND DUBILLARD, la problématique liée au lieu, à son histoire, à sa mémoire intrinsèque, à sa magie propre, est au centre de mon travail. LA MAISON D'OS fut d'abord créée pour et à cause d'une ancienne usine à matelas désaffectée d'Issy-les-Moulineaux, lieu magique, vertical, qui gardait en lui le passé d'une activité ouvrière artisanale, lieu où la symbolique dubillardienne du "dedans" et du "dehors" trouvait son sens et sa plénitude. Pour le Festival d'Automne en 1991, j'ai recréé LA MAISON D'OS dans un espace labyrinthique souterrain infini, où le temps n'avait pas encore laissé de trace sur la surface lisse du béton ! Mon travail est toujours lié à la réalité du lieu investi. Pour la première fois avec LA PLUIE D'ÉTÉ, j'ai été confronté au théâtre à l'italienne où l'organisation architecturale détermine, codifie la mise en forme de la représentation et de sa perception sur un mode d'appréhension du monde établi au Quattrocento. Le lieu (quel qu'il soit) obéit à des lois qui lui sont propres, il est l'acteur principal, pas seulement dans la relation sensorielle, physique, kinesthésique que l'on peut entretenir avec sa réalité, mais aussi dans le rapport inconscient qu'il entretient, dans la résonance qu'il génère avec la mémoire et l'imaginaire collectif du spectateur.

Ainsi l'Odéon n'est pas l'usine d'Issy-les-Moulineaux, ainsi le cinéma des années cinquante de la banlieue brestoise où nous avons recréé LA PLUIE D'ÉTÉ n'est pas le Théâtre de Quimper. Chaque création nécessite de comprendre le lieu que nous avons choisi comme maison de notre théâtre, de le comprendre dans le sens où Louis Jouvet écrivait que "comprendre, c'est sentir, éprouver… " Le théâtre tout entier est utilisé comme espace de la représentation. Pas de décors, pas de trompe-l'œil, seuls un plateau troglodyte et un champ de pommes de terre définissant le planisphère et le livre toujours présent, lu, dit, énoncé, prononcé, ou proféré, sans quoi rien ne pourrait advenir.