Entretien entre Ginette Noiseux et Jutta Johanna Weiss · SEXTETT

Entretien entre Ginette Noiseux et Jutta Johanna Weiss · SEXTETT
Entretien avec Jutta Johanna Weiss alias Blanche.
Note d’intention & entretien
2008
Espace Go - Montréal
Langue: Français
Tous droits réservés

« Ton père a commis l'horreur indicible. » Blanche

Ginette Noiseux : Jutta, comment en êtes-vous arrivés à vous rencontrer Éric et toi?

Jutta Johanna Weiss : Je suis Viennoise. J'ai quitté l'Autriche pour aller vivre trois ans à New-York où j'ai poursuivi ma formation de comédienne en anglais. J'ai ensuite été invitée par l'Académie Expérimentale des Théâtres à me joindre à un groupe d'acteurs français pour un travail de recherche avec Andreï Serban, à Avignon, et au CNSAD, à Paris, où j'ai rencontré Anatoli Vassiliev. Je l'ai suivi à son École d'Art dramatique, à Moscou, où plusieurs personnes connaissaient ÉRIC VIGNER. De retour à Paris, j'ai été recommandée par les acteurs français avec lesquels j'avais travaillé et j'ai passé des auditions pour MARION DE LORME qu'ÉRIC VIGNER mettait en scène. Éric cherchait une musicalité différente pour faire entendre les vers de Victor Hugo. Alors il m'a confié le rôle! (Rire cristallin)

G.N. :  Et ça a été le début d'une authentique aventure artistique...

J.J.W. : Oui, qui dure depuis 1998.

G.N. :  Tu es artiste associée au CDDB, un théâtre que tu fais grandir. Tu es la muse d'ÉRIC VIGNER comme actrice, en plus d'être sa compagne de vie aujourd'hui. Comme artiste, comment décrirais-tu le travail que tu poursuis avec Éric?

J.J.W. : Nous nous rencontrons sur l'intérêt que nous portons à la langue. C'est un intérêt particulier qui n'est pas psychologique, mais qui est presque mystique. L'esprit des mots, le son des mots, l'action des mots, c'est une passion qui nous lie. Sans vouloir être intellectuelle, c'est sûr que les mots, chacun d'eux est important. Quand tu transgresses les langues surtout, ce qui est mon expérience à moi.
Pour moi, ÉRIC est un orfèvre de la scène. Il travaille avec les acteurs comme avec des pierres précieuses qui ont leurs propres qualités, leurs propres couleurs. Il libère nos énergies. L'espace est notre écrin. Il met toutes les pierres dans une boîte où elles agissent d'elles-mêmes. C'est quelque chose d'assez fou, parce que les décors ne sont pas réalistes...

G.N. : ..??? Tu veux dire « les décors » ou « des corps »?

J.J.W. : Les corps ne sont pas réalistes non plus. Les décors... et les corps. Tout cela est lié. Éric est metteur en scène, mais aussi scénographe. Il propose aux acteurs une maison dans laquelle il faut vivre et qui est intimement liée à l'énergie que nous allons explorer, déployer, et partager avec le public. Ce n'est pas quelque chose que tu apprivoises en une journée. Mais c'est aussi le travail à faire dans ton corps. Dans SEXTETT, par exemple, il y a deux mondes qui se rencontrent, celui du Ciel, côté jardin, et celui de l'Enfer, côté cour, avec ces formes rouges ondulantes. Comme les motifs picturaux de l'espace, les filles, dans cette pièce, ne sont pas des formes sages. Elles sont des formes un peu excessives. Féminines, mais excessives.

Dans le travail avec ÉRIC, il faut intégrer dans le personnage l'espace à parcourir, la matière, les couleurs, tout comme le vêtement. Ce sont des choses qui te nourrissent beaucoup comme actrice, qui te font bouger différemment. Pour SEXTETT, nous sommes sur un plancher de velours en plus, ce qui est assez particulier. C'est une surface qui n'est pas lisse. À partir de là, tu crées des parcours avec les autres. Mais qui ne sont jamais psychologiques. Ce qui ne serait pas intéressant.

Ce qui fait du théâtre un acte artistique, c'est quand tu mets tous ces éléments en vibration entre nous et le public. C'est mettre en forme quelque chose dont on est conscient à certains endroits et inconscient à d'autres. Le théâtre ne peut être l'expression des idées dans une tête. Il y a beaucoup de façons de faire du théâtre, mais Éric fait un théâtre présent. Ce n'est pas un théâtre intellectuel, c'est un théâtre qui est donné, là, ici et maintenant. Un théâtre qui est partagé avec des gens qui viennent le voir. Éric ne travaille pas avec un 4e mur. Il demande aux acteurs, de s'ouvrir. Ce n'est pas l'idée d'ouvrir le 4e mur, c'est plutôt de travailler avec le corps entier du théâtre, de le transformer, d'intégrer le spectateur, énergétiquement.

G.N. :  Dans SEXTETT, à l'exception de la mère (absente parce que décédée) et de Blanche, ton personnage, tous les autres personnages féminins s'offrent à Simon. Quel rôle joue Blanche dans l'imaginaire de SEXTETT?

J.J.W. : Le texte a été écrit pour nous, les comédiennes, et pour MICHA LESCOT. SEXTETT est une pièce qui dépasse les rôles, les personnages, qui dépasse les hommes et les femmes. Pour moi, Blanche, ce n'est pas un rôle, ce n'est pas un personnage. Je pourrais te parler de Blanche de A à Z, mais ce serait insuffisant. Pour tout ce que je viens d'évoquer. Décrire Blanche sans l'espace et les spectateurs, ce serait incomplet. Oui, je peux te dire que pour moi, c'est une fille qui aime les hommes, même si elle dit le contraire. Blanche est pour moi comme la musique de Schubert, qui ne glisse pas, qui reste sur les notes. C'est un personnage qui vit dans la précision. Elle cherche une vibration, elle cherche une note. Quand tu regardes l'histoire, tu constates que les personnages sont des fantômes d'une manière ou d'une autre. Tu ne joues pas un fantôme sur scène, mais tu sais que tu cherches à communiquer quelque chose sur une certaine note ou sur un certain texte. Blanche vient révéler à Simon une complexité de la vie, mais en même temps, elle est humour. J'espère bien que les gens vont oser rire, qu'ils entendront la note de cet humour, bien qu'il soit un peu noir.

G.N. :  Est-ce que tu penses que SEXTETT aurait pu être écrite avant ce tournant du siècle?

J.J.W. : Non, je ne crois pas... c'est très actuel. La dernière pièce que j'ai jouée, c'est OTHELLO, qui à son époque a été écrite aussi pour une troupe précise. Othello devait être à ce moment-là beaucoup plus brûlant, beaucoup plus drôle et beaucoup plus ridicule qu'on se l'imagine. Et SEXTETT a cette qualité-là. La pièce est écrite pour des acteurs qu'Éric connaît partiellement et qu'il apprécie beaucoup. C'est un ensemble. Et une aventure qui s'inscrit aussi dans le brûlant d'ici et maintenant et qui je l'espère sera reçue dans son humour brûlant.

G.N. :  Le fait que vous vous retrouviez six comédiens de différentes origines amène un autre niveau de jeu, parce que chacun amène son école, son expérience. Mais c'est en même temps stupéfiant l'unité que l'on perçoit sur scène.

J.J.W. : Oui. Anne-Marie est arrivée deux semaines après le début des répétitions et elle a intégré la troupe comme si on la connaissait depuis dix ans. Ça n'a pas été facile de répéter, il ne faut pas croire que tout est toujours miracle. Mais si on parle de fond, on aurait dit que nous formions une troupe qui travaillait ensemble depuis dix ans. Et on a toujours grandi, en répétition, en tournée, dans l'espace, etc. En plus, au théâtre, ce n'est pas donné de faire une production qui rassemble des intervenants de plusieurs pays.
On a toutes autour de 45 ans, nous sommes toutes des femmes qui ont vécu dans le milieu, qui ont des parcours différents, mais qui sont solidement ancrées dans le milieu...
Et ces cinq femmes sont vraiment dans l'énergie de ce qu'elles font. Ce ne sont pas des filles qui débutent quelque chose et c'est ce qui est intéressant. Elles sont des femmes. Elles sont vraiment des femmes. Avoir des collègues femmes affirmées dans ce qu'elles font dans cette profession-là, c'est très intéressant. Et l'énergie sur scène fonctionne très bien. C'est rare et c'est très fort.