Une tentative de "démystification" · EUGÈNE IONESCO
Novembre 1960
En 1933 l'écrivain DENIS DE ROUGEMONT se trouvait en Allemagne à Nuremberg au moment d'une manifestation nazie. Il nous raconte qu'il se trouvait au milieu d'une foule compacte attendant l'arrivée de Hitler. Les gens donnaient des signes d'impatience lorsqu'on vit apparaître, tout au bout d'une avenue et tout petits dans le lointain, le Führer et sa suite. De loin, le narrateur vit la foule qui était prise progressivement d'une sorte d'hystérie, acclamant frénétiquement l'homme sinistre. L'hystérie se répandait, avançait, avec Hitler, comme une marée. Le narrateur était d'abord étonné par ce délire. Mais lorsque le Führer arriva tout près et que les gens, à ses côtés, furent contaminés par l'hystérie générale, DENIS DE ROUGEMONT sentit, en lui-même, cette rage qui tentait de l'envahir, ce délire qui "l'électrisait". Il était tout prêt à succomber à cette magie, lorsque quelque chose monta des profondeurs de son être et résista à l'orage collectif. DENIS DE ROUGEMONT nous raconte qu'il se sentait mal à l'aise, affreusement seul, dans la foule, à la fois résistant et hésitant. Puis ses cheveux se hérissant, "littéralement" dit-il, sur sa tête, il comprit ce que voulait dire l'HORREUR SACRÈE. À ce moment-là, ce n'était pas sa pensée qui résistait, ce n'était pas des arguments qui lui venaient à l'esprit, mais c'était tout son être, toute "sa personnalité" qui se rebiffait. Là est peut-être le point de départ de Rhinocéros ; Il est impossible, sans doute, lorsqu'on est assailli par des arguments, des doctrines, des slogans "intellectuels", des propagandes de toutes sortes, de donner sur place une explication de ce refus. La pensée discursive viendra, mais vraisemblablement plus tard, pour appuyer ce refus, cette résistance naturelle, intérieure, cette réponse d'une âme.
Bérenger ne sait donc pas très bien, sur le moment, pourquoi il résiste à la rhinocérite et c'est la preuve que cette résistance est authentique et profonde. Bérenger est peut-être celui qui, comme DENIS DE ROUGEMONT, est allergique aux mouvements des foules et aux marches, militaires ou autres. Rhinocéros est sans doute une pièce antinazie, mais elle est aussi surtout une pièce contre les hystéries collectives et les épidémies qui se cachent sous le couvert de la raison et des idées, mais qui n'en sont pas moins des graves maladies collectives dont les idéologies ne sont que les alibis : si l'on s'aperçoit que l'histoire déraisonne, que les mensonges des propagandes sont là pour masquer les contradictions qui existent entre les faits et les idéologies qui les appuient, si l'on jette sur l'actualité un regard lucide, cela suffit pour nous empêcher de succomber aux "raisons" irrationnelles, et pour échapper à tous les vertiges.
Des partisans endoctrinés, de plusieurs bords, ont évidemment reproché à l'auteur d'avoir pris un parti anti-intellectualiste et d'avoir choisi comme héros principal un être plutôt simple. Mais j'ai considéré que je n'avais pas à présenter un système idéologique passionnel, pour l'opposer aux autres systèmes idéologiques et passionnels courants. J'ai pensé avoir tout simplement à montrer l'inanité de ces terribles systèmes, ce à quoi ils mènent, comme ils enflamment les gens, les abrutissent, puis les réduisent en esclavage. On s'apercevra certainement que les répliques de Botard, de Jean, de Dudard ne sont que les formules clés, les slogans des dogmes divers cachant sous le masque de la froideur objective, les impulsions les plus irrationnelles et véhémentes. Rhinocéros aussi est une tentative de "démystification".