Le décor original de L'illusion Comique
Robert Garapon
"Au milieu, il faut un palais bien orné. À un côté du théâtre, un antre pour un magicien au-dessus d'une montagne. De l'autre côté du théâtre, un parc. Au 1er acte, une nuit, une lune qui marche, des rossignols, un miroir enchanté, une baguette pour le magicien; des carcans, ou menottes, des trompettes, des cornets de papier, un chapeau de cyprès pour le magicien."
Suit, au folio 35 verso, un décor correspondant à cette notice. Les raisons qui poussèrent PERRIN et RIGAL à reconnaître dans cette description la mise en scène de L'LLUSION COMIQUE sont faciles à pénétrer : d'une part, il s'agissait d'une comédie de CORNEILLE, et, d'autre part, il y avait une évidente erreur sur le titre : MÉLITE, comédie uniquement urbaine, ne réclamait assurément pas un tel luxe d'accessoires, ni une telle toile de fond. Par contre, la donnée de L'ILLUSION COMIQUE semblait convenir parfaitement.
C'est au regretté H.C. LANCASTER que revint le mérite, en 1920, de ruiner cette séduisante identification. Un examen attentif du manuscrit lui donna de premiers soupçons, et les ressources d'une éruditio, inépuisable firent le reste. LANCASTER tire d'abord une certitude de la comparaison des écritures : c'est une autre main que celle de MAHELOT qui a ajouté "(de M.CORNEILLE)" après le titre de MÉLITE. Dès lors, cette attribution à CORNEILLE n'est, peut-être, que la réaction automatique d'un lecteur du XVIIIe siècle, un peu comme un lecteur de nos jours inscrirait inévitablement "(de RACINE)" en face du titre de BÉRÉNICE, sans savoir que ce même nom a couvert mainte pièce du XVIIe où il n'est absolument pas question de la Reine de Judée. Aussi bien, comment MAHELOT aurait-il pris MÉLITE pour L'LLUSION COMIQUE? Il ne se trompe jamais sur le nom des pièces qu'il décrit, quoique quelquefois il en raccourcisse les titres, ou substitue à des titres imprimés d'autres qui conviennent mieux aux pièces. Mais voici qui est encore plus probant. D'une part, il n'y a pas de correspondance exacte entre la mise en scène décrite par le registre et l'intrigue de L'LLUSION COMIQUE. Où trouver trace en effet de la lune qui marche, des rossignols, du miroir enchanté, des cornets de papier, des trompettes? Le mémoire parle d'une nuit au ler acte, tandis que notre comédie n'en fait mention qu'aux derniers. Pourquoi un palais bien orné, alors que Géronte n'est qu'un riche bourgeois? MAHELOT ne manque pas de planter une prison chaque fois que le demande l'intrigue des autres pièces qu'il mentionne : pourquoi n'en parle-t-il pas ici? Pourquoi reste-t-il muet sur "les plus beaux habits des comédiens " placés en parade derrière un rideau, et sur le tableau de la recette au Ve acte? D'autre part, LANCASTER a retrouvé une tragi-comédie obscure, La BÉLINDE de RAMPALLE, qui semble correspondre exactement à la nomenclature du décorateur de l'Hôtel de Bourgogne.
Elle utilise en particulier une nuit au ler acte, une caverne, un bois, un palais (celui du roi de Chypre), un "miroir divin", une poudre magique, sans doute contenue dans les cornets de papier, des trompettes, enfin des carcans ou menottes. — Reste une dernière difficulté : celle du titre. Mais c'est là précisément que le savant américain accentue son avantage, car il se trouve que LA BÉLINDE (du nom de la fille du roi de Chypre) comporte un autre rôle de princesse, celui de MÉLITE, fille du roi d'Arménie : dès lors, MAHELOT peut intituler la pièce aussi bien MÉLITE que BÉLINDE, un peu comme un metteur en scène changeait naguère en Clotilde du Mesnil le titre de La Parisienne de Becque. Aucun doute n'est donc plus permis sur ce point : la fameuse description du mémoire de MAHELOT n'a rien à voir avec le décor original de L'LLUSION COMIQUE.