Oui, Lucrèce Borgia rencontre la réalité du XXIème siècle.
Propos recueillis pas Jean-Louis Perrier.
Jean-Louis Perrier :
Qu’est-ce qui t’a conduit à choisir Lucrèce Borgia pour ta seconde mise en scène au Théâtre national albanais ?
Éric Vigner :
C’est l’actrice, Luiza Xhuvani. Elle interprétait Rosine dans Le Barbier de Séville que j’ai mis en scène au Théâtre national en 2006. J’ai eu envie de la retrouver. J’ai monté Lucrèce pour elle. Je fais du théâtre pour un acteur ou une actrice : Savannah Bay, de Duras, pour Catherine Samie, "… Où boivent les vaches.", de Dubillard, pour Micha Lescot. Ce sont les acteurs, les actrices qui m’inspirent. Luiza est une très grande tragédienne. C’est après avoir choisi Lucrèce Borgia que j’ai appris l’histoire personnelle de son fils et les échos qu’elle peut susciter avec la pièce. La géographie et l’histoire de l’Albanie, elles aussi, font résonance. Zone Balkans, nord de la Grèce et l’Italie en face, un petit pays coupé du monde par Enver Hoxha pendant près de cinquante ans d’un communisme autocratique et tyrannique. Et, depuis, une corruption omniprésente, qui empêche la jeunesse de se projeter dans l’avenir. C’est un des thèmes politiques de la pièce : comment une femme mue par l’amour maternel rêve de laver la tyrannie de sa famille. La loi du talion est encore monnaie courante dans la culture albanaise.
Comment as-tu effectué la distribution ? Outre le rôle de Lucrèce, comment as-tu choisi les trois autres interprètes principaux de Gennaro, d’Alphonse d’Este et de Gubetta ?
Je suis venu plusieurs fois à Tirana pour rencontrer la troupe du Théâtre national. J’y ai choisi les interprètes, à l’exception du jeune homme qui joue Gennaro, Xhino Musollari, dont ce sera le premier grand rôle. Sa pureté et son innocence font de lui un héros idéal.
Tu as travaillé sur de nombreuses scènes étrangères (Corée, Inde, Russie, Roumanie...) Quelles sont les spécificités des acteurs et de la scène albanaise ?
Ce sont des acteurs "populaires" formés à l’école russe. Représentatifs de cette culture balkanique maritime, qui mêle douceur méridionale et passion volcanique. Je pourrais faire, toutes proportions gardées, un parallèle avec les acteurs coréens avec qui j’ai travaillé à Séoul, que j’avais trouvés dotés d’une sensibilité "méditerranéenne".
Y-a-t-il des correspondances possibles, audibles, entre le siècle de Lucrèce Borgia (XVème-XVIème siècle), celui de Hugo (XIXème) et le nôtre (XXIème) ?
La pièce commence par : "Nous vivons dans une époque où les gens accomplissent tant d’actions horribles… " Tels sont les premiers mots. Hugo parle de chaos, de l'assassinat du frère par le frère. Hier, TV monde, transmettait depuis un théâtre de Bruxelles, un hommage aux victimes du terrorisme du 22 mars 2016. La petite fille qui a ouvert la cérémonie a employé exactement les mêmes mots. Toute la cérémonie avait pour objectif de célébrer la vie et l’amour comme valeurs fondamentales de notre société. Le terrorisme des Borgia qui, dans la pièce de Hugo, s’exerce en secret est un terrorisme politique. Il renvoie à celui d’aujourd’hui. Oui, Lucrèce Borgia rencontre la réalité du XXIème siècle. C’est la vertu du théâtre quand il a l’intelligence de Hugo. Ses personnages sont des figures archétypales. A travers l’histoire personnelle de cette femme que l’on définit comme un monstre mais qui est persuadée que l’amour maternel pourra laver les crimes passés, la pièce renvoie aux Antigone, aux Médée. L’histoire du théâtre est une longue chaîne des mêmes thèmes sous une forme sensiblement actualisée. Ce qui change, c’est peut-être l’appréciation de Dieu. Les héros hugoliens me paraissent souvent abandonnés de Dieu et des hommes. Cet "abandon" a pris une autre forme depuis la fin de la seconde guerre mondiale et une autre encore aujourd’hui à travers un terrorisme qui revendique une "justice" dédiée à la "gloire" de Dieu. Hugo place son histoire dans la famille d’un pape. La question de Dieu est récurrente jusqu’à la fin de la pièce où Lucrèce veille au salut des âmes des jeunes hommes mourants. En révélant le secret qui empoisonne toute la famille, elle voudrait revenir à l’état zéro. Mais il n’y a pas de salut sur cette terre, pas de solution dans la vie. Impossible de sortir de l’enchaînement des vengeances.
Dans le programme, tu indiques que ta mise en scène est « d’après » Lucrèce Borgia, que signifie ce "d’après" ?
J’ai adapté la pièce en me concentrant principalement sur le couple Lucrèce-Gennaro, son fils. Des cinq amis de Gennaro dans l’original, je n’en ai gardé que trois. Dans le même souci, je n’ai pas gardé les apartés qui sont nombreux et j’ai privilégié la parole directe. Hugo invente une fiction à partir de Lucrèce Borgia, nous sommes loin de la réalité historique.
En 1998 tu avais mis en scène Marion de Lorme, de Victor Hugo. Ce premier travail sur Hugo a-t-il influencé ta réflexion sur Lucrèce Borgia ?
L’une s’inscrit dans la continuité de l’autre. La dramaturgie est similaire. Les deux pièces sont portées par une énergie sexuelle organique puissante, par le goût du verbe, par une forme de lyrisme "populaire" qui rencontre la culture albanaise (c’est la première fois qu’une pièce de Hugo est traduite en albanais). Les propos sont semblables. Dans l’une et l’autre pièce, la jeunesse est sacrifiée par la faute des pères. Dans l’une et l’autre, nous sommes face à un pouvoir corrompu, celui de Richelieu ou celui des Borgia. Dans l’une et l’autre, l’amour, envisagé comme vertu salvatrice, est le moteur. La différence essentielle est que Lucrèce Borgia est en prose alors que Marion de Lorme est en alexandrins.
Dans sa préface à Cromwell, il y a cette phrase de Hugo souvent reprise par les commentateurs de Lucrèce Borgia : "Shakespeare c’est le drame ; et le drame qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la littérature actuelle…" Cette phrase par laquelle Hugo se projette peut-elle servir de guide dans une mise en scène ? En quoi ?
Hugo, comme Shakespeare, veut tout. La tragédie ne va pas sans la comédie, le sublime sans le grotesque. C’est de cette tension entre contraires que nait l’intérêt. Les personnages appartiennent à des genres différents : Lucrèce et Gennaro sont dans le registre tragique, Gubetta est dans celui du drame tel que le définit Hugo, les serviteurs sont dans celui de la comédie.
N’abandonnons pas Shakespeare sans mentionner Hamlet - dont le personnage est souvent associé à celui de Gennaro - et Othello, deux pièces évoquées à propos de Lucrèce Borgia. Tu avais monté Othello après ton premier travail en Albanie. Quel échos perçois-tu entre Lucrèce Borgia, Hamlet et Othello ?
Gennaro est proche d’Hamlet dans la mesure où il est sommé de prendre en charge son destin et celui de sa famille. Gennaro et ses amis font aussi référence à Romeo et à sa bande. Quant à Othello, il découvre ce que c’est que d’aimer jusqu’à tuer celle qu’il aime le plus au monde. Dans Lucrèce Borgia, l’amour est réciproque et partagé depuis toujours. Il est comme l’énergie qui permettrait de changer le cours d’une histoire familiale criminelle. Mais Gennaro tue sa mère et sa mère s’offre au sacrifice parce qu’il n’y a pas de résolution possible.
Dans ton livre "Quarante-huit entrées en scène", tu parles de la puissance de l’évanouissement d’Othello (mais aussi du vice-consul de Duras, du Bourgeois gentilhomme). Peut-on le considérer comme un pendant à l’évanouissement de Lucrèce ? (Acte I, 1ère partie, scène V)
L’évanouissement - le "ravissement" dirait Duras - est un état où le sujet, confronté à l’amour dans ces trois exemples, est ravi à lui-même. L’évanouissement est la manifestation visible de l’être face à une chose jusqu’alors inconnue de lui, un sentiment si puissant que le corps lâche. Ce sentiment contient la totalité, l’amour au sens du sublime. Oui, dans ce sens, l’évanouissement de Lucrèce rencontre celui des trois autres personnages cités.
Tu es également le scénographe. Quelle a été ta ligne directrice et quelle place as-tu accordée aux indications scéniques de Hugo ?
Je travaille à partir de la réalité du lieu que j’investis, dans la rencontre d’un lieu et de son histoire avec la fable proposée et les mots de l’auteur. Le théâtre dans lequel nous allons créer la pièce à Tirana est le Théâtre national Albanais. Il a été construit par les Italiens en 1945. Ce sera le dernier spectacle dans cette salle qui sera détruite après les représentations de Lucrèce. La scénographie est celle du théâtre lui-même. Le lieu est un acteur au même titre que les comédiens. Lucrèce et Gennaro y diront adieu à la vie comme Luiza, Xhino et les acteurs diront adieu à la salle. C’est une double cérémonie, une dernière danse de mort, ténébreuse et passionnée.Je me suis souvenu de la Colonne sans fin, de Brancusi, sur le site de Târgu-Jiu, colonne sans commencement et sans fin, sans passé et sans avenir, éternelle en quelque sorte. Je l’ai découverte lors de ma dernière création en Roumanie où j’ai mis en scène le procès Brancusi contre les Etats-Unis. Elle sera là, au centre du plateau, comme un axe autour duquel tout tourne. Mais l’essentiel est de laisser de l’espace libre aux mots et aux acteurs. Pour mettre en scène l’acte politique et public de Gennaro au deuxième acte (qui détruit le B du nom des Borgia, pour laisser apparaître naïvement le mot orgia), je me suis inspiré du monument qui se trouve dans le parc en face du théâtre dont les lettres en béton composent le mot Tirana. Les enfants y jouent et les amoureux y tracent des graffitis. Par ailleurs, il y aura deux rideaux, un voile noir qui occupe tout le cadre de scène et reprend les aigles noirs du drapeau albanais au deuxième acte, et un rideau or, composé de couvertures de survie, au dernier acte qui reprend le rideau d’avant-scène de Savannah Bay que j’avais réalisé pour la Comédie-Française.
La traduction en albanais a-t-elle posé des problèmes spécifiques ? Je pense notamment au "crime" de Gennaro transformant le patronyme de Lucrèce en calembour révélant l’orgia contenue dans Borgia. Est-il traduisible ?
La traduction de base est fidèle au sens, mais tous les jours, en travaillant les scènes, nous l’adaptons à la langue albanaise qui n’a pas la même structure. Pour ce qui est de Borgia on comprend l’équivalence puisque que orji en albanais a le même sens qu’en français.
Cette question de l’orgie qui court tout au long de la pièce est-elle représentable en scène ? A quel prix ?
L’orgie dont il question au troisième acte est une cérémonie de mort et d’empoisonnement plus proche de Eyes wide shut, de Stanley Kubrick, que de la saga télévisuelle des Borgia avec Jeremy Irons. C’est une forme de cauchemar assez noir, une ascension vers la fin.
"Dans votre monstre, mettez une mère, et le monstre fera pleurer" écrit Hugo… mais il écrit aussi (dans sa préface à Lucrèce Borgia) : "… le poète a charge d’âmes … il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde… ". Le metteur en scène de Lucrèce Borgia doit-il faire pleurer les spectateurs, ou les doter d’un bagage moral ?
Ce n’est pas le metteur en scène qui fait pleurer les spectateurs, c’est Hugo. Comme Shakespeare après Euripide et Sophocle. Hugo donne à penser et à vivre ce matricide dans sa complexité profonde. En espérant que la problématique affecte et enrichisse le spectateur dans la réalité. Hugo n’a pas un point de vue moralisateur. "L’enfant" qui capte tout l’amour de Lucrèce est aussi celui de l’inceste avec son frère. Là réside la grande force de la pièce. C’est un théâtre de la catharsis : le spectateur ne peut pas ne pas trouver sa place dans cette histoire universelle et ne pas déplorer le meurtre fondamental. Oui, on pleure d’être abandonné dès la naissance et on regrette l’inexistence de Dieu, comme l’enfant Ernesto dans La pluie d’été, de Duras.