20 Années au CDDB · Histoire d'aventures · Éric Vigner · David Sanson
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CONSTRUIRE, DIT-IL
Au terme de ces vingt années passées au Théâtre de Lorient, le moment est venu pour Éric Vigner de jeter un œil dans le rétroviseur. « Tout est là » lance-t-il en guise de préambule, l’index pointé sur son crâne. Manière de dire que rien ne s’est perdu en route : souvenirs de créations, amitiés, rencontres : tout est dans la boîte. « On y va, ça enregistre ? ».
David Sanson : Si l’on devait résumer les 20 années de l’aventure du CDDB comme ça, sur deux pages, quelles seraient les premières choses qui te viendraient à l’esprit ?
Éric Vigner : C’est un travail de bâtisseur, une expérience de construction. Avec le temps, c’est ce qui résulte. Arriver dans un territoire non pas vierge, mais à l’histoire particulière, contrastée, à l’image du nom magnifique de cette ville : Lorient, le nom aussi du premier navire qui y fut construit, le Soleil d’Orient. Une ville qui, après un premier âge « florissant » du fait de l’implantation de la seconde Compagnie des Indes orientales par arrêté royal en 1666, va être choisie, toujours en raison de sa situation géographique, pour abriter la base de sous-marins la plus importante de la Seconde Guerre mondiale, raison pour laquelle elle va être quasi-totalement rasée par les bombes anglaises en 1943. Quand on me propose, parce que je suis breton, de prendre la direction du Centre dramatique régional de Lorient, je connais un peu la ville pour être allé au festival du Pont du Bonhomme, mais je ne connais pas ce petit théâtre installé dans un ancien cinéma d’art et d’essai, le Studio Merville. J’ai 34 ans, je vis à Paris depuis dix ans où ma compagnie est installée, je viens de faire La Pluie d’été et j’ai rencontré Marguerite Duras. C’est à Nijny Novgorod en tournée de La Pluie d’été que l’on me propose de prendre la direction de Lorient. La question de revenir en Bretagne se pose. Le budget est un des plus petits de France, c’est presque autant une installation de compagnie qu’un Centre dramatique régional. Mais c’est aussi la perspective d’avoir, déjà, une maison, et de sentir que l’on peut bâtir une histoire. C’est aussi le désir de transmettre et de retrouver ma famille. La première étape, ce sont les six mois de travaux au CDDB pour rénover et équiper la salle, créer des dessous de scène et un foyer pour le public. Il ne s’agit alors pas seulement de bâtir un outil qui me permette de travailler artistiquement mais aussi de mettre en place un projet politique dirigé vers l’avenir et la jeune création en reprenant les principes de cette « nécessaire utopie », pour paraphraser Vilar, qui a constitué l’histoire de la décentralisation dramatique. Le traumatisme de la destruction lié à la Seconde Guerre mondiale était perceptible à Lorient et ce territoire avait choisi heureusement la culture comme vecteur pour inventer son avenir. L’idée de la transmission est partout présente aujourd’hui ; mais il y a 20 ans, ce n’était pas la priorité. J’avais envie de transmettre : partager l’outil, partager l’argent, inviter des artistes et écrire avec eux un nouvel épisode de l’histoire du théâtre public français. Tout ce que l’on produirait à l’intérieur de cette maison serait un acte de création. C’est ce principe qui m’a fait rencontrer les artistes M/M (Paris) qui ont écrit l’histoire graphique du Théâtre de Lorient. Avec le temps, ce travail constitue une œuvre. Dès la première année, on pose les fondamentaux de ce Centre dramatique « nouvelle génération » : découvrir, produire et accompagner les artistes de demain. 92 créations verront le jour à Lorient et beaucoup de premières fois : premiers textes, premières mise en scène, première collaboration avec M/M (Paris), premières coproductions internationales. Les mandats étant de trois ans, je ne pensais pas rester aussi longtemps, mais le temps nous a rattrapés. Et la construction du Théâtre de Lorient s’est faite par étapes, le projet a toujours été en mouvement. Dès notre arrivée, la ville avait le projet de reconstruire son grand théâtre détruit en 1943, dont elle se sentait orpheline. Le CDDB, basé rue Claire Droneau, de Centre dramatique régional deviendrait national et hériterait d’un espace de répétition, mais surtout d’une salle de 1000 places, très bien équipée, pour produire et accueillir les grandes formes théâtrales. Le Grand Théâtre de Lorient construit par l’architecte Henri Gaudin est achevé en 2002 et on inaugure le nouveau label CDN avec la création de "…Où boivent les vaches." de Roland Dubillard en 2003. En 2011, à la demande de Norbert Métairie, je travaille au projet artistique du Théâtre de Lorient tel que vous le connaissez aujourd’hui (rapprochement des deux théâtres). 50 spectacles, 150 représentations, trois salles, théâtre, musique et danse dans une seule programmation. Je voudrais ajouter que l’État et les collectivités territoriales ont toujours accompagné les étapes de la construction de ce projet et que sans la volonté publique, le Théâtre de Lorient ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui.
Vous avez construit, aussi, un public…
Oui. De 5 000, on est passé en vingt ans à 50 000 spectateurs par an, et ce, sans jamais céder sur la création. Le noyau central, le réacteur d’un théâtre, sa vie : c’est la création. C’est-à-dire la présence des artistes, des équipes qui travaillent dans une maison à l’invention de leur art en direction du public. Jean-Yves Le Drian à l’inauguration du CDDB en 1996 déclarait : « la culture fait vivre une ville ». En 20 ans, nous avons pu mesurer quotidiennement la réalité de cet engagement. Le théâtre fait vivre les écritures et donne du corps à la parole, il réveille les morts et fait vivre les acteurs, comme les spectateurs qui les regardent et les écoutent, il génère des richesses. On a établi des liens solides d’amitié et de confiance avec beaucoup d’institutions nationales, théâtres nationaux, Festival d’Avignon, Festival d’Automne, qui nous ont soutenus dans cette politique en direction des jeunes artistes et du renouvellement des générations. Lorient a très vite été identifié comme un endroit d’invention, où soufflaient une jeunesse, une énergie nouvelles. Les premières années étaient très exaltantes : non seulement parce que les projets étaient novateurs, mais aussi à cause de l’énergie qui les portait. On inventait cette histoire en la faisant. Et le public a suivi, il a grandi avec nous et a été associé à cette construction. En direction de l’international, nous avons repris l’histoire originelle de Lorient, son identité. C’est un port de commerce et d’industrie dont la base militaire était encore en activité quand nous sommes arrivés. Nous avons repris ce « commerce », au sens noble du terme, en l’appliquant aux idées et aux biens culturels. C’est ce principe que nous avons posé, très clairement, quand nous avons travaillé avec la Corée du Sud, et les Lorientais s’en sont complètement emparés.
Cet événement autour de la Corée, « De Lorient à l’Orient », en 2004, représente-t-il un moment charnière ?
Oui, je crois que cette semaine sur la culture coréenne a été un point de cristallisation très important. Tout le monde y a participé, des enfants aux commerçants, et la ville a vécu à l’heure coréenne. Ce nom de Lorient nous a portés, il a généré un imaginaire actif. Ce fut le premier épisode fondateur d’autres ambassades « outre-Atlantique » et des relations que nous avons créées par la suite avec les États-Unis, l’Albanie, le Japon et l’Inde. La culture est une activité vertueuse et le théâtre, plus qu’une utopie nécessaire, est une vertu nécessaire. Il nous a fallu des années pour réaliser ce projet, et cela n’a été possible que parce qu’on nous a laissés libres de le faire. Lorient est probablement la dernière histoire longue de la décentralisation dramatique en France. C’est un lieu qui a fait « école » en quelque sorte, une base arrière qui a su nourrir les lignes de front. Ce qui est important, c’est de s’appuyer sur les artistes et de les repérer. Que ce soit eux qui soient au travail dans ces outils-là, pour que ces outils existent.
Le fait de mettre l’accent sur la création, sur le contemporain, te semble-t-il nécessaire ?
Non seulement nécessaire, mais urgent. On ne peut inventer l’avenir sans avoir la connaissance exacte du passé et partager la responsabilité des pères que l’on critique. Pourtant, avec l’expérience, je suis persuadé que c’est le présent qu’il faut mettre en avant : le présent politique, le présent artistique, la sensation du monde, la façon dont on peut le percevoir, et en particulier à travers sa jeunesse. Tristan que j’ai écrit l’an dernier pour des jeunes acteurs essaie d’être à cet endroit du monde contemporain. Un pied dans le mythe et l’autre dans l’actualité immédiate. Je clôturerai l’histoire de ces 20 ans à Lorient avec L’Illusion comique de Corneille qui fut ma première mise en scène au CDDB. Le thème de L’Illusion comique est celui de la réconciliation des pères et des fils, et de leur pardon nécessaire. C’est un thème plus actuel que jamais et les événements de janvier l’ont montré, encore une fois. C’est aussi une pièce qui rend hommage à la vertu du théâtre comme espace possible de réconciliation. À la fin de la pièce, Corneille rend grâce au commanditaire avec ces mots : « Même notre grand roi, ce foudre de la guerre, / Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre, / Le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois / Prêter l’œil et l’oreille au théâtre-François. » Trois siècles et demi avant nous, trente ans avant la construction de Lorient, Corneille pose les principes de notre politique culturelle.
Dans quelle mesure le fait d’être nommé à la tête d’une institution a-t-il fait évoluer ton désir et ta vision de ce que tu voulais accomplir dans ton travail ?
Bien qu’institutionnel, nous sommes dans un registre artistique. Un CDN est d’abord un outil donné à un artiste pour faire son travail et que ce travail nourrisse le projet politique pour lequel la puissance publique lui donne cette opportunité. Pour ma part je ne distingue pas mon travail artistique de mon engagement politique. C’est la même énergie. Ma mission institutionnelle est de participer à l’avenir de ce réseau public, de lui apporter de nouvelles forces par l’expérimentation, le renouvellement des générations, les croisements avec d’autres arts et l’apport des échanges internationaux. C’est ce que j’essaye de mettre en œuvre dans ma pratique artistique personnelle. L’outil que j’ai proposé aux jeunes artistes est celui que j’ai construit pour mon propre travail. Je les ai invités à partager cette maison, à y vivre et à y travailler. L’institution CDDB-Théâtre de Lorient n’existait pas en 1995, nous l’avons construite avec eux. Une maison d’artistes permet aux forces de circuler et d’enrichir le travail personnel de chacun, de partager les expériences à travers la rencontre, le dialogue ou l’opposition. Et il faut du temps. La création est empirique. C’est une des responsabilités de l’institution d’accompagner l’apprentissage. Le théâtre se fait au contact du public. Le temps de l’élaboration du théâtre n’est pas celui de la communication internet. C’est un temps de l’artisan. C’est le temps de la vie et celui de l’humain. Toutes les grandes histoires dont on se souvient dans l’histoire du théâtre sont celles d’hommes et de femmes qui ont créé des œuvres indissociables de leur engagement politique. Travailler sur un territoire est une décision responsable. Je voudrais rappeler le triangle que nous avons formé sur le territoire breton, ces dernières années, avec Jean-Christophe Spinosi et Boris Charmatz, artistes associés au Théâtre de Lorient. Musique, théâtre et danse. Rennes, Brest et Lorient.
Quelque chose à ajouter ?
Cette expérience de vie et de théâtre est fondatrice, elle nourrira la prochaine. Peut-être (sourire) redire ici la dernière réplique de L’Illusion comique : « Mais, grand mage, du moins croyez qu’à l’avenir / Mon âme en gardera l’éternel souvenir. »
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