À BÉNÉDICTE · ÉRIC VIGNER
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CORRESPONDANCE
CE QUI VIENT À L'ESPRIT comme un renvoi physique, ce sont des mots, des phrases qui viennent de loin, un passage de Partage de midi de Paul Claudel lu pour la première fois dans ma chambre d’ado. « Qu’est-ce que vous lisez là qui est défait et déplumé comme un livre d’amour ? Un livre d’amour. »
Qu’as-tu fait pendant 20 ans à Lorient ? Interdit. Je me tais. La question est phénoménale. Par où devrais-je commencer et si par malheur je commençais, comment pourrais-je conclure, comment ne pas oublier tel ou telle, et celui-ci, celle-là, ceux-ci ?
Les choses sont venues d’elles-mêmes, un pas après l’autre, comme on fait son chemin. Le temps a passé et je n’ai rien senti. Peut-être le corps, les articulations, la peau s’en souviennent. Dans l’invention on était, au jour le jour. Dans l’instant T. Dans l’amour du théâtre. Dans la passion du théâtre, « dans la passion absolue du théâtre », celle qui engage et la vie et les actes. Au gré des choses à faire forcément, du désir, au fur et à mesure.
Tu as fait du théâtre. Ça on a bien compris. Oui.
Mais qu’as-tu fait à Lorient pendant 20 ans ? Je disparais en moi-même, un quart de ma vie peut-être, une génération a grandi depuis que je suis arrivé dans ce port de l’Atlantique et rien ne s’exprime. Ça bloque, ça bouchonne, dans la gorge. Dans la tête. Tout bascule, je ne me tiens pas droit. Par où commencer. Je suis triste. Je voudrais… dire quelque chose. Quelque chose de bien, de sensé, d’intelligent, d’utile. Quelque chose qu’il faudrait dire, que je voudrais dire, que je n’aurais pas dit encore, dans mes actes, dans mes déclarations, dans mes mises en scène, dans mon travail au théâtre, dans mes propos, mes prises de positions, ma position et celle de mon équipe, dans mon rapport au monde, à la société, dans ce rapport responsable au monde sociétal - je ne suis pas sûr que ce mot existe mais il est possible qu’il existe - mes invitations, initiatives, inventions, intuitions. Soudain un millier de visages se superposent à haute vitesse, la tête en bas sur l’arrière de mes globes oculaires, gigantesque cinémascope et milliards d’images animées, un débit cruel — une par seconde au minimum — de celles et ceux, de ceux et celles, de ceux et ceux, de celles et celles qui sont venus à Lorient. Tout le théâtre français, les morts et les vivants. Tout le théâtre étranger.
La saison 1. Les saisons 96, 97, 98, 99. La saison 2000. Pouvait-on imaginer aborder le XXIe siècle dans l’ancien siège de la Compagnie des Indes orientales ? Pourtant c’est cet appel du siècle débutant et du large combinés qui nous a conduits à reprendre la mer pour commercer équitablement avec les théâtres coréens, américains, européens, méditerranéens, indiens. Le CDDB Ambassadeur français du répertoire classique et contemporain, Molière et Beaumarchais, Koltès et Duras outre-Atlantique. Combien de mers bordent le continent indien ? Des noms, des noms propres, en pagaille, des prénoms, des noms composés, par centaines, par milliers, des surnoms, valsent dans ma tête, actrices, acteurs qui sont venus jusqu’ici nous faire la courtoisie de leur visite, de si loin pour venir jusqu’à nous, en Bretagne Sud. Tu te souviens de Nandita, d’Atsuro, de Neritan. Tu te souviens de Sang-Jik, de Turner, de Suhaas et de Subodh. La mémoire s’est dissoute dans les corps.
Qu’as-tu fait pendant 20 ans et soudain la question se veut plus insistante.
Je ne sais que répondre. Je ne sais pas te le prouver, je ne saurais pas le dire, mais je sens confusément, je le sais, c’est nécessaire, et l’on peut consacrer sa vie à cette action. L’art du théâtre existe depuis l’invention du langage, il est l’expression déplacée des questions que l’homme et la femme se posent depuis le début de l’humanité.
Qu’as-tu fait ? Je te répondrai. J’ai vécu et ce n’est pas peu. J’ai participé à la vie même de ce territoire, nous avons été des acteurs de cette vie et je peux le prouver, demande autour de toi, ils te le diront, tous ces souvenirs, les acteurs du Théâtre National de Corée en costumes traditionnels à l’Hôtel de Ville après une représentation du Bourgeois Gentilhomme et le discours de Norbert Métairie ça je m’en souviens, l’odeur des galettes de blé noir et celle du kimchi mêlées, la joie des coréens découvrant pour la première fois l’Île de Groix, oui de cela je me souviens. Les jeunes Académiciens et l’insolente beauté de leur jeunesse aux origines contrastées, sept mercenaires de la planète pour porter haut la passion du théâtre. Oui. Régy à Inzinzac-Lochrist avec Holocauste, le Décaméron dans la Base de sous-marins de Keroman, Ismaël Ibn Conner d’Atlanta et ses scarifications, Black Battles With Dogs que l’on fait revenir des USA pour la première fois en France à Lorient pour Arthur. Meredith Monk au Studio, Huppert, Marceau, Wilson, Binoche, Podalydès, Chéreau, Morel, Bondy, Duris, Brook, Vassiliev, je m’en souviens. Comment cela se fait-il ? au Centre d’art de Kerguéhennec, Denis, Michelle, Irina, Valérie, Hubert, Stanislas, Moïse, Jacques, Du désavantage du vent d’Éric Ruf et de la compagnie d’Edvin(e) et ses Belles endormies du bord de scène, Rodolphe, Damien, Nadir, David, Katja, Laurent Poitrenaux et Brancusi contre États-Unis, Ludovic, Olivier et Le Colonel des Zouaves, la salle du Conclave du Palais des papes et le Cloître des Carmes avec Mathias et Michaël. Les Festivals d’Automne, d’Avignon, Pierre, Odile, Alice, Myrto, Philippe, Vincent, Donatien, Martial, Claude et Pascale c’est injuste, si vous me le demandez, je me souviens de tout et je ne pourrai citer toutes celles et ceux qui ont fait cette histoire et cette vie. Alors je me souviens de Marion De Lorme. Je me souviens de Micha Lescot qui crache l’eau de Dubillard sur la scène encore vierge du Grand Théâtre de Lorient en 2002, cette fontaine de Médicis pour baptiser d’un acte libre et délié ce théâtre tout neuf. Pour toujours je me souviendrai de Weiss et de Barbin sur la grande scène du Kennedy Center à Washington dans La Bête dans la jungle, la troupe du Théâtre National de Tirana à Lorient et Delhi, La Faculté d’Honoré dans la cour du lycée Mistral à Avignon et sa mer de sable, j’en oublierai et je ne veux plus me rappeler de peur d’être offensant pour ceux que j’aurais oubliés. Tout me revient, je me souviens de tout. Les Catherine, Jacob, Hiegel, Samie. Bénédicte, Michel et Samir, Othello. Jean-Baptiste et Les Oiseaux. Hélène. Thierry. Marc, Chloé, Sébastien, Madeleine, Boris, Nicolas, Thomas et Alexandre, Zoé, Matthias, Isaïe et Jules.
Bien sûr, ce sont les créations qui ont marqué le temps passé ici si tu me le demandes. Les résidences chez Madame Pouch à Guidel-Plage, personne ne peut les oublier. Mes parents entre les bras d’Atsuro Watabe, Florence, Didier, Éric, Joseph, Dorothée, Philippe, Marie-Rose, Jeanne-Marie, Marianne, Damien, Aude, Ludmila, Olivier, Mathilde, Mona, Jean-Benoit, Jacques, Nicolas, Bruno, Aurélien, Marina, Claire, Géraldine, Alice, Léna, Émilie, Maryline, le CDDB tout entier et les collègues du Grand Théâtre.
Le théâtre s’efface comme les traces sur le sable à la marée montante mais le livre témoignera pour quelques temps encore des êtres qui ont fait cette histoire.
Artistes, actrices, acteurs, le club des auteurs, Rémi, Marion, David, Christophe, Fabrice, Nathalie, et les jeunes et moins jeunes metteurs en scène en création, Daniel, Joël, Philippe, Sophie, Alfredo, Eunji et Georges, Laurent, Michel et Odile, Jacques et Hervé, les plasticiens, les musiciens classiques, baroques et contemporains, Christophe et Jean-Christophe, les compositeurs contemporains, dramaturges, danseurs, chorégraphes, créateurs lumière, à toi Kelig, créateurs son, John, Xavier, régisseur, régisseuses, maquilleurs, maquilleuses, Soizic et Anne, créateur costumes, Paul, Anne-Céline, assistantes, assistants à la mise en scène, au décor, apprentis, dramaturges, chercheurs, professeurs à l’université, Sabine, Sandrine, Christian, Jean-Claude et Georges, Elisabeth et Diane, au collège, à l’école. Amateurs et professionnels, semi-professionnels, amateurs et membres d’une académie géante implantée à Lorient partageant une passion commune pour un art si complexe.
L’histoire de l’art contemporain nous enseigne que l’œuvre n’existe que parce qu’elle est regardée. Le théâtre lui le sait depuis toujours. C’est ce processus magique qui fait l’alchimie du théâtre, un rapport libre et consenti entre des êtres de part et d’autre d’une séparation imaginaire qu’ils veulent, et les uns et les autres, admettre comme réelle pour leur permettre, et les uns et les autres, de créer un espace pour se regarder soi-même, pour se mesurer, s’évaluer, travailler à sa conscience et à son devenir. Que ceux qui regardent et écoutent en soient remerciés pour toujours. Les spectateurs, les auditeurs. Olivier, Christophe et Jean-Louis. Gildas. Mention spéciale pour Alain.
On a vu les théâtres se construire, le CDDB et ses extensions successives, la construction du Grand Théâtre, le public s’assembler, les créations, les projets, vagues intuitions, désirs, envies, prendre corps, oui, c’est cela, l’écriture qui prend corps dans celui des acteurs qui prend corps à son tour dans celui qui écoute et regarde. Alors je me souviens du début de "…Où boivent les vaches." de Roland Dubillard. « Oh ! pas tout seul. On était quarante-huit. On travaillait dur. Pour nous, dans ce temps-là - voyez donc, monsieur ! — c’était la pierre de taille. Pas le béton, cette chose qui coule. Non ! nous on bâtissait. »
Voilà, le cœur se calme, le sang circule moins vite à l’intérieur des veines et reprend son cours normal comme la Laïta son lit après la crue. « On s’y est mis à plusieurs », et ceux qui ont construit « cette maison » par leur action, les artistes, les spectateurs, les amis, les directeurs de théâtre, les producteurs, ceux qui œuvrent dans l’ombre, par leur présence, leurs désirs, leurs pensées, leur volonté personnelle, politique, poétique, se reconnaitront comme les bâtisseurs du CDDB. Des baisers.
À Lorient. Il y a 72 ans, la mer pénétrait dans la terre et en désignait le centre. Pour reconstruire vite, on a comblé le bassin avec les ruines de la ville saccagée, on a repoussé la mer vers la mer. Aujourd’hui, à cet endroit précis où les passagers débarquaient, on a construit un théâtre, un grand vaisseau amiral à coté du stade, de l’Hôtel de Ville, de la piscine et de l’hôtel des impôts. Au centre de la place arrondie, une fontaine. Le théâtre s’est dissout dans les corps. « Sachez qu’à l’avenir… »
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