Haut Bas Fragile · Madeleine Louarn · Jean-François Ducrocq

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LIGNE DE FRONT
En tant que Présidente du Syndeac, le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, la metteur en scène Madeleine Louarn est au cœur des débats autour du statut des artistes et des politiques culturelles. Rencontre à Lorient entre deux répétitions de Tohu-Bohu, sa nouvelle création.

Jean-François Ducrocq :Il semble qu’il y ait ces temps-ci un réel empressement à définir ce que doit être une culture populaire… Est-ce si urgent que ça ?

Madeleine Louarn : On sait depuis Bourdieu qu’il existe des facteurs socio-économiques décisifs dans les pratiques et les goûts culturels. Mais on sait aussi que la décentralisation qui a été initiée en France au sortir de la deuxième guerre mondiale a créé une production et une diffusion artistique — théâtrale en particulier — qui n’existe nulle part ailleurs. On peut d’ailleurs dire que le seul théâtre populaire que l’on ait jamais créé dans ce pays lui doit la vie. La décentralisation a été la politique de démocratisation culturelle la plus ambitieuse qui soit — celle qui traite de la question esthétique, de la question de l’art sous toutes ses formes — et, quoiqu’on en dise, elle s’est toujours appliquée à mettre en œuvre des initiatives visant à élargir le cercle des publics. Bien sûr, à l’heure actuelle, un certain nombre d’éléments font que nos repères se brouillent. Il y a une tension contradictoire dans la société qui est la nôtre, dans le bain d’industrie culturelle qui est le nôtre. Le divertissement — peut-être est-ce ainsi depuis les romains, du pain et des jeux — est ce qui est supposé populaire. Cela s’insinue partout et se juxtapose, avec des effets agglomérés, dans les médias, à la télévision, sur internet, pour gagner les styles de vie et de consommation du plus grand nombre. Dans un pareil contexte, il est évident que les choses se déplacent, que ces médias conjugués ont un impact sur les pratiques des spectateurs, sur les projets des créateurs aussi. Et ce n’est pas non plus un hasard si les glissements sémantiques se multiplient et sèment le trouble dans l’esprit des gens. Qui est le peuple ? Qu’est-ce qui est populaire ? De quoi parle-t-on ? Effectivement, on ne sait plus trop.

Le fait de se poser la question de ce qui est populaire ou ne l’est pas semble induire qu’il y a un problème dans l’esprit de ceux qui la posent ?

Que les hommes politiques, secondés par les sociologues, se demandent où va l’argent et à quoi il sert, c’est au fond bien naturel, mais il est indéniable qu’il y a autour de nous une tendance à penser que si l’État aide l’entreprise, il n’a en revanche aucune raison de soutenir la culture — que la culture doit trouver sa propre façon de se financer à travers le commerce, via la sphère du privé. C’est ainsi dans une grande partie des pays libéraux. À la différence près que le principe d’exception culturelle français repose, depuis Malraux, sur l’idée que la culture ne se résume pas au marché. Malheureusement, on s’aperçoit que ce système menace aujourd’hui d’être démantelé. Et que l’exception culturelle s’apparente presque à une obscénité pour les libéraux qui y voient le berceau d’une culture d’Etat… Nous pensons quant à nous que ce système est le meilleur garant de la liberté et de la pérennité de la création en France.

Le peuple, les élites… C’est une fiction ?

Le problème, c’est la grille de lecture, les modes de calculs sociologiques sont datés. Il suffit d’interroger le mot populaire pour s’apercevoir qu’on ne vit plus dans la société d’il y a un siècle, ou même d’il y a cinquante ans. Nous ne sommes plus dans une société d’ouvriers, les comités d’entreprises n’ont plus rien à voir avec ce qu’ils représentaient après la Libération, l’éducation populaire a laissé place à d’autres formes de transmission de la culture… Le changement de paradigme est complet. Les métiers de la culture n’existaient pas à l’époque. De la même façon que le travail des femmes ne faisait pas partie du paysage… On parle d’un autre monde ! Alors, bien sûr qu’il faut se poser la question du public mais la sémantique de l’élitisme qui revient au gré des discours et des anathèmes se réfère à un temps où il fallait « éduquer les peuples ». Aujourd’hui il n’est pas sûr que les « élites » soient plus cultivées que ceux qu’elles sont censées éclairer. Ce monde est révolu. Il faut passer à autre chose !

Le mot « élite » n’a pourtant jamais été si utilisé…

Oui, il est devenu très populaire ! On le brandit à tout bout de champs, par opposition aux masses le plus souvent. La société se crispe, se clive, autour d’une multiplicité de questions sociales et sociétales. Il y a dans ce contexte des divisions de plus en plus visibles et qui aboutissent à une ligne de front idéologique. Bien sûr, le théâtre est l’un des lieux où se joue la bataille. On y a récemment observé une raideur morale que l’on n’attendait plus autour des interdits supposés que sont la nudité, l’homosexualité, la question du genre… Combien y-a-t-il eu de spectacles déprogrammés, de plaintes de spectateurs, de mises en garde de directeurs de théâtre sur la présence de scènes pouvant choquer le public l’an dernier, dans le sillage du Mariage pour tous ? Il y a actuellement un étrange effet de contagion autour d’un souhait de censure qui laisse perplexe. Alors, c’est vrai, la France est le pays de la dispute, c’est un fait entendu, il l’a toujours été. Et le conflit n’est pas forcément négatif… Encore faut-il trouver le ressort qui nous permettra d’en sortir par le haut. On a été très capables de ce point de vue, on l’est moins dans le contexte actuel où la confusion règne et où les mots eux-mêmes ont été corrompus, détournés de leur signification, retournés comme des gants.

Ce qui est sous-jacent dans la question de la culture populaire, c’est qu’il y aurait des mécanismes de domination et de résistance à l’œuvre…

Les observatoires des politiques culturelles sont tous obsédés par la reproduction des élites. Mais ils feignent de ne pas voir que la décentralisation s’est accompagnée d’une aspiration, d’une attractivité sans précédent en faveur des métiers de la filière culturelle. De plus en plus de gens entrent dans des pratiques liées à la question esthétique, il y a désormais une inclinaison forte pour des projets, des carrières qui ne se résument pas à leur utilité productive mais qui se chargent aussi de sens et de symbole. Ce qui est éclairant, c’est que ceux qui nient cette réalité sont aussi ceux qui militent pour qu’il y ait « un nombre d’artistes réduit mais de meilleure qualité », et qui visent donc à reproduire l’élitisme du XIXe siècle, c’est-à-dire celui dont nous sommes enjoints de nous séparer. On est pris par ces courants paradoxaux mais il y a une histoire de l’art dans laquelle nous devons nous inscrire car elle nous sert de gouvernail. Tous les grands artistes ont des références, c’est par cette connaissance-là que les choses se déplacent. Mais une fois encore, quand les sociologues et les politiques s’expriment autour de la culture, ils ne parlent pas de création, ils ne se demandent pas ce qui fait art, dans quelle lignée la création s’inscrit. Ils s’interrogent sur un art qui puisse plaire au peuple. Ce qui n’est pas la meilleure question à se poser. Car il n’y a rien de pire que de penser pour le peuple, de présumer de ses désirs, de décider de ce qui relève de la « haute culture » et des supposées « basses œuvres », de l’art majuscule et de l’art minuscule. Il faut donner à chacun la possibilité d’aller vers le haut, vers le bas, de faire des allers-retours, à tout instant. Les instruments d’évaluation sont les vrais instruments d’aliénation, c’est aussi pour cela qu’on ne peut pas laisser la culture au marché. Nous ne sommes pas là pour répondre à la demande ou pour demander aux gens ce qu’ils ont envie de voir ou d’entendre mais pour faire des propositions.

On vous le reproche ?

Bien sûr. À entendre certains, ce ne sont jamais les bons lieux, jamais les bons artistes, jamais les bons textes. Mais il n’y a pas d’équation qui permettrait de faire coïncider le singulier avec les masses. Que ce soit Shakespeare, Picasso, Mozart ou Duchamp… Aucun d’entre eux n’était réellement programmé pour rencontrer le public et entrer dans le domaine public. Cela n’est arrivé, pour ainsi dire, qu’incidemment. Et ces artistes n’ont d’ailleurs pas tous été reçus pour ce qu’ils étaient, certains ont été mal compris, dévoyés voire muséographiés. Car, forcément, ces choses-là ne sont ni simples, ni pures, ni réglées et, au fond, il importe qu’elles le restent ! Il faut laisser ouverte la question de l’art, ne jamais la refermer, rester en éveil. Voyez Magritte, Miro, le mouvement Dada… Tout ça est intégré maintenant, mais ça n’a pas toujours été le cas. Etaient-ils populaires à leur époque au sens où on l’entend aujourd’hui ? Je n’en suis pas sûre. Il est très compliqué d’être dans le tableau et de l’envisager en même temps, de voir ce qu’on est en train de dessiner.

Roland Barthes disait que le vrai théâtre populaire est celui qui « fait confiance à l’homme »…

Oui. À l’époque, Jean Vilar parlait de la représentation comme d’une communion, d’une expérience où l’on venait « s’émotionner » ensemble, mais c’est un autre temps. Les créations sont des aventures collectives mais les réceptions se vivent toujours de façon individuelle. La représentation dramatique est le lieu de l’éveil et de la transformation de l’individu. Il y a à la fois un effet de révélation et un mécanisme d’élévation, quelque chose de l’ordre de l’aspiration qui fait que l’on prend conscience que le monde peut être envisagé autrement — pas seulement à travers nos propres limites. Quand quelqu’un nous laisse entrevoir d’autres manières de voir, d’autres représentations du monde, cela crée une friction. Alors il y a parfois des rendez-vous manqués, mais il y a aussi des rendez-vous inattendus, insoupçonnés, sources d’éblouissements. Évidemment, s’il n’y a pas la possibilité de ce lieu pour la rencontre, il n’y a tout simplement pas de rencontre. C’est la raison pour laquelle il faut préserver cette mise en présence des artistes et des publics, continuer à entretenir la possibilité de ces éblouissements-là.

En dépit de ces éblouissements passagers, on a tout de même le sentiment d’un désenchantement général…

Oui, la confusion qui se propage a un caractère résolument anxiogène. Confusion autour de la politique et des modes de délégation, confusion autour des notions de peuple et d’élite, du populaire et du populisme, du politiquement correct et incorrect… La nomination des choses est de plus en plus malaisée et ces « embrouillages » sont source de grande inquiétude. Elles nous donnent parfois le sentiment que nos vies sont dénuées de sens, que nous avançons sans boussole. C’est, encore une fois, l’une des conséquences de cette société de communication qui nous envoie, en permanence, des signaux contradictoires. Dans ce contexte, il y a un discours lié à l’ultra-libéralisme, qui consiste à dire que les artistes et les intellectuels sont contre le peuple et qu’ils occupent une position de nantis. C’est un discours globalisant qui coïncide avec l’augmentation du nombre des artistes ou des professions assimilées. Mais il est aussi régulièrement contrecarré par les rencontres inopinées que l’on fait avec tous ceux pour qui la création est essentielle. De la même manière, le marquage qui consiste à stigmatiser un théâtre soi-disant réservé à un public « intellectuel » ne me paraît pas pertinent car c’est un procès d’intention qui ne pose pas la question de l’art, de la rencontre avec une œuvre, c’est une considération qui ne fait pas levier.

Un mot pour finir sur la remise en question du statut des intermittents ?

Une question plutôt : comment font les autres pays ? La France est l’un des pays qui reçoit et produit le plus de créations étrangères parce que les créateurs étrangers n’ont pas d’argent chez eux. « Keep your second job ! » est l’injonction que tous les artistes anglais entendent tout au long de leur vie : « Garde ton deuxième boulot ! ». Et les anglais ne sont malheureusement pas les seuls… On a la chance d’avoir mis en place un système intelligent… Encore faudrait-il que l’État et la puissance publique soient convaincus que le coût de la culture, qui représente 0,7 % du budget de l’État, produit largement plus que la somme investie. La culture dégage de la richesse intellectuelle, de la richesse de vie. Mais puisqu’il faut parler d’argent, tous les économistes le savent aussi : un euro investit dans la culture représente entre 2 et 8 euros de retour de richesse. Sinon, il n’y aurait pas autant de gens à vivre de ces métiers — la culture, ce n’est pas le Tonneau des Danaïdes. Mais la combattre est une pensée idéologique. Quand on construit une route, on sait à quoi elle sert. Il y a des gestes dont l’usage et la nécessité ne posent pas question car elles sont acquises. L’usage et la nécessité de l’art sont encore loin d’être acquises dans le cœur des gens même si c’est en train de changer. Ce sont des routes mentales, symboliques, il faut leur laisser le temps de faire leur chemin.

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Identité du doc

Sujet: 
Il faut donner à chacun la possibilité d'aller vers le haut, vers le bas, de faire des allers-retours
Date: 
Aoû 2014

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Saison: 
2014 · 2015

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CDDB, Le Théâtre de Lorient