Duras de Calcutta à Kolkata · Jean-Louis Perrier
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Description du doc
Quarante ans après INDIA SONG de Marguerite Duras — le film — le metteur en scène Éric Vigner ouvre ses GATES TO INDIA SONG sur des scènes indiennes. Voyage au sein du projet avec une escale au cloître de la maison Tagore, à Kolkata (ex-Calcutta).
Texte JEAN-LOUIS PERRIER
Photographie GAGANDEEP
SOIR DE FÉVRIER À KOLKATA (EX-CALCUTTA). Deux cents spectateurs se serrent dans la cour intérieure de la demeure patricienne de Rabîndranâth Tagore (1861-1941), fils et père de la nation bengalie1 et de tout ce qui demeurerait avide d’une spiritualité émancipatrice. Ce véritable cloître entouré de colonnes enserrant des volets vert bouteille est tourné vers la scène où le poète, conteur, peintre, musicien, libérateur, inspirateur de tant d’écrivains jusqu’en Europe (André Gide, Romain Rolland), de cinéastes (Satyajit Ray, Ritwik Ghatak)2, de pédagogues, de femmes et d’hommes politiques (Gandhi), enchantait les siens et les autres. Quoique transformé en musée, le lieu n’a cessé d’être habité de vivantes harmonies. Un simple accord de voix y fait lever d’étranges résonances. C’est dans l’évidence de cette enclave où l’esprit est chez lui, qu’Éric Vigner a choisi d’entendre et de faire entendre son adaptation du Vice-consul et d’India Song, de Duras, interprétée en anglais par des comédiens indiens, sous le titre de Gates to India Song3.
PRÉSENCE SONORE
Devant l’obscurité précoce, les corneilles qui se sentiraient des ailes de martinets avignonnais ont clos leur bec. Même les stridences automobiles semblent se retenir. La nature et la cité se sont retirées pour laisser pleine page aux étranges artifices d’un théâtre contemporain de culture française, n’en déplaise à la traduction. Son heure dite, un crépitement orageux se forme au-dessus des têtes des spectateurs, des décharges électriques s’enchaînent en se réverbérant contre les murs. Leurs spasmes accouchent d’une voix qui s’expose, entre toutes reconnaissable. Duras descend des cieux en majesté, en rien déplacée, naturellement revenante. Sa présence sonore est si intense que son image semble se dessiner, penchée sur nous. Le "fantôme indien"4 de Duras ne saurait se réincarner qu’en elle-même. Elle nous ouvre l’une des portes (gates) de son "Inde", derrière cette femme croisée dans son enfance cochinchinoise, intégrée à un romanesque multiforme, "texte théâtre film", comme l’indique l’édition d’India Song. Ce "souvenir" est décliné tout au long des cinq titres du cycle indien de Duras (Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-consul, L’Amour, La Femme du Gange et India Song). "Les personnages d’India Song, écrira-t-elle, ont été délogés du livre intitulé Le Vice-consul et projetés dans de nouvelles régions narratives." Et pour que nul présomptueux ne s’y hasarde, elle a résumé elle-même son India Song (nous résumons) : "L’histoire est une histoire d’amour immobilisée dans la culminance de la passion. Autour d’elle, une autre histoire, celle de l’horreur — famine et lèpre mêlées dans l’humidité pestilentielle de la mousson — immobilisée elle aussi dans un paroxysme quotidien [...]. La femme, Anne-Marie Stretter, femme d’un ambassadeur de France aux Indes, maintenant morte [...] est comme née de cette horreur... À côté de cette femme... le vice-consul de France à Lahore, en disgrâce à Calcutta. Lui, c’est par la colère et le meurtre qu’il rejoint l’horreur indienne. Une réception à l’ambassade de France aura lieu — pendant laquelle le vice-consul maudit criera son amour à Anne-Marie Stretter...»5
UNE PIÈCE AVANT LE FILM
Éric Vigner le donne à entendre dans les premiers échanges scéniques : Duras avait écrit India Song pour le National Theatre à Londres. La pièce n’a jamais été montée. Elle a été en quelque sorte effacée sous le film6, où les silhouettes des personnages s’effaçaient à leur tour sous leur voix (hormis quelques rares répliques), devenant des témoins de leur propre histoire, qui s’exposeraient en différé avant de disparaître dans la mise à feu du matériau hautement explosif qu’ils portent. Dans une série de "remarques générales", testamentaires, préludant à India Song, elle indique fort curieusement : "Si d’aventure, India Song était représenté en France, il sera interdit de faire une répétition générale. Cette interdiction est levée pour les pays étrangers." L’aventure d’Éric Vigner se situe dans l’Inde d’aujourd’hui, doublement étrangère à "l’Inde" de Duras, et le metteur en scène peut introduire la pièce par quelque chose qui pourrait être de l’ordre d’une "générale" à la table, en disposant entre les mains des acteurs ces pièces à conviction que sont les livres, propres à les guider, à indiquer la marche à suivre, en rappelant sans cesse le cap à tenir.
"LU, PAS JOUÉ"
"Je vais faire du théâtre cet hiver et je l’espère sortir de chez moi, faire du théâtre lu, pas joué. Le jeu enlève au texte, il ne lui apporte rien, c’est le contraire, il enlève de la présence au texte, de la profondeur, des muscles, du sang. Aujourd’hui, je pense comme ça. Mais c’est souvent que je pense comme ça." Depuis sa rencontre avec Duras, il y a vingt ans, Éric Vigner ne cesse de se référer à cette phrase de La Vie matérielle7. Elle résonnait déjà dans Pluie d’été à Hiroshima, présenté au Cloître des Carmes à Avignon en 2006. "Lu, pas joué", voici ce que répètent les acteurs sur la scène de la maison Tagore, livres en main. Les Gates to India Song s’ouvrent par l’entrée en scène des livres comme premiers rôles. Les volumes de La Vie matérielle, Le Vice-consul, India Song sont transmis de l’un à l’autre, auscultés, partagés, pratiqués, cités. "Lu, pas joué" fait soupeser la matérialité de l’imprimé, dans le moment même de la mise en jeu, celle à laquelle Éric Vigner tient et se tient. "Lu, pas joué" est la première porte par laquelle le "texte théâtre film" passe sur la scène indienne. Une ouverture au plus large qui ne cache rien de l’opération aux spectateurs en les engageant, avant même d’écouter, à lire le texte sur les lèvres des acteurs. Sans cesse, les acteurs-livres se tourneront vers les personnages, sans cesse les acteurs-personnages reviendront au livre. C’est là qu’ils cherchent leur la. Là qu’ils peuvent faire "entendre quelque chose de la littérature", comme le souhaite Éric Vigner. Là qu’ils puisent l’essence de ce que Frédéric Boyer nomme "l’incantation blanche" de Duras: "Le dernier écrivain [à avoir inventé une langue lyrique], avec un courage admirable, même au prix du ridicule, c’est Marguerite Duras: un précipité, dans une langue extrêmement moderne, de tout le chant lyrique. Une incantation blanche" développe l’auteur de Rappeler Roland8. Que l’enchantement—non pas au sens dominant, journalistico-publicitaire, mais celui qui pétrifie et verse vers l’horreur—domine l’entendement, qu’il cache sous un abord d’humilité apparente les sortilèges qui emportent inéluctablement vers la tragédie.
TRAVERSÉE GÉOGRAPHIQUE
La vénération lucide d’Éric Vigner pour Duras ne s’exerce pas seulement dans ses adaptations (La Pluie d’été, Savannah Bay, La Douleur, La Bête dans la jungle, Pluie d’été à Hiroshima, Gates to India Song), elle traverse les autres pièces qu’il a mises en scène. Classiques et modernes confondues. Duras est devenue une part de lui-même, emportée avec lui, par lui, où qu’il aille. D’où l’intérêt de la confronter au lieu par excellence qui l’a visitée et qu’elle a visité tout en n’y étant jamais : cette "Inde" où elle n’a fait qu’une brève escale sur la route maritime de Cochinchine en France et qu’elle a parcourue plus de dix ans de la plume ou de la caméra. Quel écho l’Inde réelle peut-elle recueillir d’une Inde de fantaisie, quelle "Calcutt" peut-elle apparaître dans les avenues et les cours de Kolkata, quelle Anne-Marie Stretter, quel vice-consul de Lahore peuvent-ils se manifester dans cette autre "nouvelle région narrative", celle de la scène théâtrale disposée par Éric Vigner, dont Duras s’éloignait à chaque pas de son cycle indien ? Son "Inde" était dans la musicalité des noms, avait-t-elle un jour suggéré. India song, India son, India songe. Le pays mental parcouru est chargé des puissances sonores de toute une géographie verbale. Duras a toujours été fascinée par cette énigme de noms propres, par leur capacité à lever dans leur simple énonciation des climats, des époques, des lumières d’autant plus fortes qu’elles éclairent autrement que celles du réel. La musique du nom est un repère sûr chez elle. Le son éclaire. Ainsi, s’égrènent les noms des orients traversés par les personnages et notamment la mendiante — le troisième personnage-clef du cycle — ces Shalimar, Mandalay, Chandernagor, le Gange, Bombay, Lahore, Calcutta. Les acteurs les lancent en l’air et les récupèrent comme jongleurs toute balle. Répétées sur des intonations différentes (avec les mouvements de tête associés), les trois syllabes de Battambang finissent par devenir effectivement incantatoires. Éric Vigner fait plus encore, en ouvrant les "portes" d’India Song dans l’autre sens, vers l’Occident, vers l’Italie et la France, vers les racines des personnages de Duras et vers Duras elle-même. Ainsi, Paris, Venise, Milan, Brest, Neuilly, Monfort, Dijon, Arras, articulés par des voix indiennes, acquièrent-ils la dimension d’étranges mandalas. Que peut évoquer "Monfort" vu d’Inde?
Gates to India Song fait circuler l’imaginaire durassien dans les deux sens, de la France vers l’Inde et retour. Pour que ce mouvement de brassage opère, encore fallait-il faire passer des acteurs formés à une culture anglo-saxonne de l’incarnation, aux raccourcis psycho-réducteurs complices avec le public, à la sobriété du "lu, pas joué". Comment rendre visible la "Calcutta" de Duras depuis Kolkata, alors que l’Inde est devenue l’une des premières puissances mondiales, et que cette force nouvelle traverse aussi le jeu des acteurs, leur conviction, leur désir de rejoindre ce qu’ils pensent être le meilleur du théâtre/cinéma occidental. Il n’est plus possible de faire entrer un serviteur enturbanné pour allumer des brûle-parfums sur un piano à queue. Si India Song (le film) témoigne de la décadence de la société blanche à la veille de sa débâcle devant le nazisme (l’action est datée de 1937), Gates to India Song ne peut l’évoquer qu’à travers la rencontre d’une nouvelle génération d’Indiens avec Duras en portant ailleurs, sous d’autres formes, l’horreur à l’amour mêlée.
RÉALITÉ DE CORPS
Sauf à sombrer dans un kitsch imitatif, il était exclu de ressusciter les langueurs de Delphine Seyrig ou de Michael Londsdale [interprètes d’Anne-Marie Stretter et du vice-consul au cinéma]. Éric Vigner n’avait d’autre alternative que d’inventer le théâtre dont Duras s’était éloignée au profit du cinéma, précisément à la faveur du cycle indien. "C’est le cinéma qui permit [à Duras], paradoxalement, de se débarrasser des corps", écrit Gilles Philippe9. Devant India Song, Hélène Cixous constate, plus précisement encore: "Il y a des corps sans voix et des voix sans corps."10 Certes, les jeux de désynchronisation sont possibles au théâtre (c’est ce qu’avait fait le metteur en scène Ivo van Hove pour son adaptation d’India Song), mais le parti d’Éric Vigner est bien de placer la pièce au présent, en renouant le lien étiré jusqu’à rompre par Duras. De rendre au théâtre qu’elle a si souvent pratiqué, la pièce qu’elle a écrite pour lui, en la complétant par les éléments verbaux qu’elle aurait pu y adjoindre, en affrontant la réalité de corps qui ne soient pas des ombres, qui ne se perdent pas dans l’infini de miroirs, mais affrontent la scène et le public en s’affrontant eux-mêmes.
Il est peu de dire que les corps ont changé depuis le tournage d’India Song, en 1973. Et cela vaut probablement autant pour les corps indiens. En choisissant Nandita Das, une actrice-phare du cinéma indien indépendant, féministe et femme libre qui a rejeté Bollywood, pour interpréter Anne-Marie Stretter, Éric Vigner en prend acte. Jeu et regard directs, tout d’énergie franche, à peine bordé de doute dans son souci d’entrer dans un texte qui marque le premier point de rencontre avec ce tremblement nécessaire pour toucher à la passion selon Duras, Nandita Das place Anne-Marie Stretter, son histoire du passé, dans le corps et la voix d’une Inde contemporaine désireuse d’une nouvelle émancipation. De même, Suhaas Ahuja (le vice-consul à Lahore), homme fort, homme jeune, est tout de puissance en réserve. Chez l’une comme chez l’autre, seuls d’infimes signes peuvent présager de la lèpre intérieure de la fiction qu’ils partagent et de la montée d’une passion-mousson.
UNE FÊLURE SOUDAINE
Dans le cloître de la maison Tagore, dans ces corps et ces voix fermes qui s’égratignent, il faut bien qu’apparaisse une voie inédite pour rejoindre la "culminance de la passion". Elle se dessine dans un détour imprévisible, lorsque Nandita Das entonne la chanson que Duras avait écrite pour Jeanne Moreau sur la musique de Carlos d’Alessio: "Chanson / Toi qui ne veux rien dire / Toi qui me parles d’elle / Et toi qui me dis tout..." Le passage de l’anglais au français (elle chante en v.o.), le passage du parler au chanté, ouvrent chez Anne-Marie Stretter/Nandita Das une fêlure soudaine, bouleversante, comme si la scène se mettait à trembler sous ses jambes et qu’elle perdait pied : "Toi qui me parlais d’elle / De son nom oublié / De son corps, de mon corps / De cet amour-là / De cet amour mort..." Elle annonce un deuil, un passage sur l’autre rive, sa propre mort. Quant au cri du vice-consul, il n’a rien du hurlement de chien battu qui résonnerait jusqu’aux rives du Gange, mais délivre une puissance orgasmique littéralement hors-cadre, une série de spasmes puissants qui sont l’indécence même dans le contexte de haute pudeur scénique indienne, et pour le coup lève d’autres questions sur celui qui tirait la nuit sur les lépreux des jardins de Shalimar. C’est Tagore qui écrivait: "Pour notre perfection, nous devons être vitalement sauvages et mentalement civilisés..."11 En ce sens les personnages de Duras, tels qu’ils se révèlent sur la scène indienne, sont au-delà de la perfection, au moment où le vital et le mental ne peuvent plus que former un mélange explosif, qui conduit droit au tombeau. Et c’est avec une justesse fervente qu’Éric Vigner fait allumer des centaines de bougies orange sur le fond de scène de la maison Tagore, dessinant le mausolée théâtral du vice-consul et d’Anne-Marie Stretter, une chambre ardente, qui réfère aussi à toute une Inde des dieux. Gates to India Song n’est pleinement ni dans le temps de la fiction d’India Song (1937), ni dans celui du film (1973), mais dans une universalité presque racinienne, datée 2013 pour qui y tiendrait12, dans ce que Kolkata peut faire entendre du "Calcutta" durassien. Tagore encore: "Cet encens que je suis ne dégage pas de parfum sans qu’on le brûle; cette lampe que je suis n’émane pas de lumière sans qu’on l’allume."13
ARTICLE PARU SUR MOUVEMENT.NET LE 18 MARS 2013
1. Accessoirement prix Nobel de littérature en 1913.
2. Lire RITWIK GHATAK, des films du Bengale, L’Arachnéen.
3. Cette adaptation reprend des éléments du VICE-CONSUL, d’INDIA SONG, de LA VIE MATÉRIELLE. Elle a été donnée sous trois formes différentes : dans deux théâtres classiques à Mumbai (ex-Bombay), dans la maison de Tagore à Kolkata ; et sous une forme itinérante dans la résidence de l’Ambassadeur de France à Delhi. Ces représentations s’inscrivent dans le cadre du festival BONJOUR INDIA qui déploie des formes artistiques venues de France dans toute l’Inde.
4. Tagore a écrit quelques HISTOIRES DE FANTÔMES INDIENS, Arléa.
5. INDIA SONG (le livre), Imaginaire-Gallimard, p. 147.
6. INDIA SONG (le film), suivi d’un entretien avec Dominique Noguez en DVD chez Benoît Jacob Vidéo.
7. LA VIE MATÉRIELLE, Folio-Gallimard, p. 17.
8. Propos recueillis par Philippe Lançon. LIBÉRATION LIVRES, du 10 janvier 2013.
9. Préface aux ŒUVRES COMPLÈTES de Duras, La Pléiade, t.I, p. XXIX.
10. Dans A PROPOS DE MARGUERITE DURAS (M. Foucault, Dits et écrits, t.1, p. 1635), cité dans les notes sur INDIA SONG, ŒUVRES COMPLÈTES de Duras, La Pléiade, t.II, p. 1879.
11. Cité par Christine Bossennec dans sa préface au VAGABOND ET AUTRES HISTOIRES (L’Imaginaire-Gallimard).
12. En 2014 doit être célébré le centième anniversaire de la naissance de Duras.
13. ENCYCLOPAEDIA UNIVERSALIS, vol. 15, p. 708.
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