Les comédiens de l’Académie se disperseront à la fin de l’année 2013. Entre-temps, ils auront foulé les plateaux de tout l’Hexagone et fait « respirer le théâtre » en donnant à entendre une langue française pleine de leur présence et de leurs accents — littéralement étrangéifiée. Retour sur quelques chapitres d’une aventure théâtrale unique.
Entretien avec ÉRIC VIGNER
Propos recueillis par JEAN-FRANÇOIS DUCROCQ
Photographies par Alain Fonteray
J’ai toujours envisagé le théâtre comme une page blanche. Et d’aussi loin que je me souvienne, depuis que j’ai choisi le théâtre, je n’ai jamais été inhibé par cette page blanche car ce qui me porte et me fait avancer c’est précisément le désir d’écrire, le besoin d’inventer une écriture, de créer de la vie avec les autres, ceux avec qui j’ai choisi de travailler. Il y a bien sûr, toujours, à l’origine, un désir artistique dont le livre est le point de départ. Pour la création de l’Académie, sans doute pour la première fois, le désir était autre. Je voulais initier un projet autour de la jeunesse, être entouré de ceux qui vont constituer l’avenir, me laisser emporter par leur élan. J’ai souvent travaillé avec de jeunes comédiens, mais l’envie s’est cette fois doublée d’un questionnement pluriel autour de l’appartenance à un territoire, du statut d’étranger, de la notion de frontières. Je suis arrivé à Lorient pour y travailler et la première chose que cette ville m’a offerte fut l’appel de la mer, de l’Orient. L’imaginaire et l’histoire de ce port de l’Atlantique m’ont donné l’envie de «commercer» par le biais du théâtre avec le reste du monde. L’idée de créer une académie composée de jeunes acteurs étrangers et français d’origine étrangère qui représenterait poétiquement la jeunesse du monde s’est imposée à moi comme une suite logique de l’histoire. J’ai à plusieurs reprises voyagé avec des pièces de théâtre écrites en français — en Corée du Sud avec Molière, en Albanie avec Beaumarchais, aux États-Unis avec Koltès — et j’avais envie de prolonger cette dynamique de rencontres, de circulation autour de la littérature française, en enracinant le projet dans la ville, de refaire de Lorient un port d’attache, le point d’ancrage d’une aventure de théâtre tournée vers le monde.
Nettoyer ses yeux, ses oreilles
Il a beaucoup été question de transmission au sujet de la création de l’Académie mais, au fond, s’il est une seule chose que j’ai voulu transmettre, c’est cet amour de la page blanche, cette idée qu’il faut rêver la littérature assez haut pour pouvoir avoir la prétention, l’audace, l’insolence de vouloir en faire du théâtre. Qu’il faut vouloir écrire et réécrire sa vie au présent et qu’il n’y a que le travail par rapport à soi et aux autres qui compte. Le théâtre est le lieu idéal pour exercer cette quête absolue de manière tout à fait concrète, c’est aussi un lieu où la littérature devient réalité, bien plus réelle que la réalité elle-même, pour peu qu’on puisse et qu’on veuille s’y abandonner.
Mais, pour s’abandonner, il faut être réfractaire à tout travail d’anticipation, ne pas chercher d’un soir sur l’autre à fixer, à reproduire des gestes, des sons, des émotions. Le théâtre est un chantier qui s’envisage et se vit à l’instinct, dans l’instant. Un art où tout s’invente dans le présent de la représentation, où ce qui advient disparaît aussitôt. Où il faut se délester de tout ce qu’on croit connaître, être sans connaissance aucune. Nettoyer ses yeux, ses oreilles et accepter de repartir de la page blanche pour reconsidérer les choses pour ce qu’elles sont ou plutôt pour ce qu’elles pourraient être—à l’état de possibles.
C’est la raison pour laquelle l’apprentissage de l’acteur est l’apprentissage de toute une vie, qu’il faut remettre les choses sur l’établi en permanence, comme au premier jour. Un comédien, quel qu’il soit, n’aura pas assez de sa vie pour faire quelque chose de cet art-là. J’ai voulu transmettre aux Académiciens cette philosophie-là car, pour moi, l’art de l’acteur n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais le royaume du savoir-faire. Mon approche du théâtre a toujours été la même avec des amateurs, des jeunes, des comédiens confirmés, des acteurs de la Comédie-Française.
La première fois
Avec les comédiens de l’Académie, nous avons commencé par le plus difficile. Le théâtre classique français. La Place royale de Pierre CorNEILLE. Faire du théâtre avec de la philosophie du XVIIe siècle et lui donner chair, l’incarner dans une forme contraignante qui est l’alexandrin classique. C’est un projet de l’ordre de l’utopie. C’est travailler avec une langue étrangère aujourd’hui. Tous les Académiciens étaient à égalité sur ce projet, les Français comme les étrangers. La Place royale est une pièce sur l’amour et la liberté, des questions qui traversent le temps. Nous avons passé une année entière autour de cette pièce à travailler le théâtre—la langue, la rhétorique, les sonorités, le rythme, les silences, la respiration—mais aussi à étudier l’histoire de l’art et de la pensée du XVIIe siècle, celles de la littérature, de la philosophie. Puis nous avons abordé un texte à la fois plus poétique et politique du Poetic war reporter Frank Smith conçu comme une litanie de récitatifs à partir des interrogatoires de Guantanamo (voir p.20). Enfin il y a eu La Faculté, la pièce de Christophe Honoré que nous avons jouée en plein air au Festival d’Avignon puis en salle au CDDB. Une pièce qui se joue avec le corps, l’énergie, la voix, qui exprime des sentiments tragiques, des excès, de la passion—le théâtre dans ce qu’il a de primitif et de sauvage. Au fond, pendant ces trois années nous n’aurons cessé de faire des allers-retours entre ces trois textes, chaque expérience nourrissant l’autre. Les comédiens ont compris intuitivement des choses, avancé, suivi des sentiers, pris des détours. Dans tous les cas, ils ont dit oui à l’expérience. Et aujourd’hui, alors que nous amorçons la troisième et dernière année d’aventure commune, les comédiens et moi n’avons qu’une hâte, reprendre La Place royale ! Ils ont accepté les règles du jeu. Compris que le vrai apprentissage du théâtre se joue aussi face au public et que, d’une certaine manière, le vrai travail commence là. Le fait d’avoir mis ces jeunes comédiens, dont certains n’étaient jamais montés sur une scène, dès le début en contact direct avec le public, représentait déjà un acte en soi. Je suis heureux d’avoir pensé les choses suffisamment à l’avance pour que nous ayons eu le temps de nous remettre en question sur une période d’une telle durée. Malgré les périodes dures, les échecs parfois de perception, un projet s’est dessiné. Je ne remercierai jamais assez mes collègues directeurs de théâtre qui ont accepté de participer à l’aventure en pensant que c’était important de travailler de cette manière-là, sans pouvoir présumer, eux non plus, du résultat.
Je voulais que cette Académie soit un lieu de libre appréhension, de partage de la connaissance, d’invention, sans hiérarchie, ni maître ni disciples, traversée par les rencontres avec des artistes d’autres horizons pour nourrir l’apprentissage du théâtre. Boris Charmatz, Mickaël Phelippeau, Christophe Honoré. Ils se sont approprié les outils qui étaient mis à leur disposition. Ils ont vécu la vie d’un théâtre de création au jour le jour, partagé avec les équipes en résidence leurs expériences. De cette liberté qui leur était donnée, ils ont fait quelque chose. Aujourd’hui, ils avancent seuls. Ils font L’Histoire du soldat avec les musiciens de l’Orchestre Symphonique de Bretagne, ils ont leurs propres projets de créations, certains mettent en scène leurs camarades. Dans leurs esprits, ce n’est plus un exercice, mais un acte théâtral.
L’histoire du théâtre français n’est pas écrite sur du sable, elle s’est construite d’expériences: le Cartel, Barrault, Copeau, Dullin, Vilar, Vitez — ce désir de faire « respirer le théâtre » non seulement pour qu’il porte des œuvres, mais aussi pour lui donner une fonction dans la société, qu’il nous aide à déchiffrer le monde. C’est une histoire qui est liée à l’apprentissage de la langue française, de la littérature française, donc de la pensée française. Cette culture française est nourrie par essence des autres cultures, des autres langues, de l’étranger. Il paraît légitime, je crois, de s’inscrire dans cette tradition-là pour la réinven- ter comme si c’était la première fois. Les textes ont été traversés des milliards de fois par nos pères, par nos grands-pères. Nous arrivons et nous mettons nos pas dans les leurs, mais il faut pourtant que nous les traversions pour la première fois.
Corps étrangers
Est-ce qu’on sait quand on transgresse et ce qu’on transgresse? À l’origine du travail, il y a une matière—un texte; il y a des gens— les comédiens de l’Académie, une équipe... C’est le secret de cette matière et de ces gens qui éveille le désir, fait qu’on se met au travail, qu’on avance, ensemble, sans savoir. Jamais Éric Vigner n’a dit aux acteurs, pendant les répétitions de La Faculté, d’être « transgressifs » ou « provocateurs ». Et puis un jour, le public entre dans la salle et on comprend que quelque chose se passe ou s’est passé, que certains sont troublés, agacés... On ne l’avait pas imaginé. Comment penser que le public habitué à aller au théâtre puisse être choqué par une histoire dénonçant le tabou qui entoure l’homophobie française ? En quoi est-il transgressif de dire qu’il est plus « concevable », aujourd’hui, de déclarer officiellement qu’un jeune a été tué parce qu’il était arabe que de dire qu’il a été victime de la haine homophobe ? Le crime homophobe est masqué par la condamnation d’autres motivations, tout aussi inadmissibles et mortifères, mais différentes. Est-il transgressif de pointer cette différence? Je crois qu’il y a peut-être aussi une force de transgression dans ce que représente l’Académie : depuis presque trois ans, Éric et les acteurs sondent les liens qu’entretient le théâtre avec le monde en interrogeant la poésie des textes, en ayant conscience qu’ils explorent chaque fois une écriture singulière — une langue, la langue française, mais étrangéifiée, passée par la singularité d’une écriture. Approcher l’écriture comme on approche une langue étrangère... Georges Banu a une belle formule, à propos du travail des traducteurs : « La langue de l’autre est un sphynx » ; elle nous interroge sur ce que nous sommes, nous oblige à nous découvrir, à nous révéler à nous-mêmes et nous transforme si l’on accepte qu’elle se dérobe à nous, que nous ne puissions jamais tout à fait la coloniser, faire comme si elle était nôtre complètement.
Les comédiens de l’Académie, parce que la plupart sont étrangers ou d’origine étrangère, ont une relation épidermique à la langue. Ils savent que changer de langue, c’est changer de corps. Ils ont accepté de changer de corps avec La Place royale, Guantanamo, La Faculté, d’accueillir les écritures comme des langues étrangères, de se laisser séduire et contraindre par elles, d’éprouver le corps qu’elles leur donnent... et ce qu’elles deviennent en retour, passées par eux.
Car ils ont des accents, un phrasé, des respirations, un imaginaire qui gardent la trace de leur langue et de leur culture d’origine. Quand ils parlent français, il y a naturellement un frottement qui s’établit: ils font entendre autrement des mots qui nous sont familiers; ils provoquent la langue, ils la dérangent; ils la rendent, d’une certaine manière, incorrecte.
Le statut des comédiens étrangers
Les comédiens de l’Académie ne sortent pas des écoles françaises d’uniformisation nationale. Ils n’ont pas appris à énoncer la syntaxe comme on l’enseigne dans les Conservatoires. Ils n’ont pas le costume obligatoire. Et ils ont été amenés à jouer tous les rôles, même des rôles de «Français de souche». Est-ce transgressif?
L’aventure de l’Académie rend visible un état de fait: en France, les comédiens étrangers sont le plus souvent condamnés à être la ca- ricature du pays, de la culture, de la religion qu’ils représentent. Il y a, je crois, chez les metteurs en scène français, un déficit d’imagination quand il s’agit d’entrevoir la force de suggestion des acteurs étrangers sur un plateau. Ce que ces acteurs permettent d’ouvrir comme espaces imaginaires, d’éclairer autrement, surtout quand ils se saisissent d’un problème franco-français en français, ils l’ignorent, parce qu’il n’y a rien de plus subversif que de toucher à la façon dont on parle une langue. Et, sur un plateau de théâtre, ça se vérifie toujours. Vitez, Régy en ont fait la preuve. Éric, avec sa singularité, son propre parcours, travaille aussi à cet endroit-là, sur la scène du langage. Il explore les potentialités de l’écriture, la charge sous le texte. L’acteur doit trouver comment transmettre les mots pour qu’ils soient vraiment entendus, et non pas banalisés dans le flux conventionnel du langage. Il s’agit d’inventer les moyens d’une rencontre sensible avec le corps de la parole d’un écrivain. C’est, comme dans la sexualité, une expérience extrême avec l’altérité qui peut inquiéter mais provoquer aussi de la jouissance.
Peut-être est-ce cela qui est transgressif dans le texte d’Honoré: La Faculté raconte une quête initiatique qui passe par l’apprentissage de l’homosexualité et des mots pour dire le désir; ce sont les «pédés de l’affaire» qui accèdent à la parole la plus singulière, la plus poétique et, dans le même temps, à une forme d’affranchissement. Ils parviennent à rompre avec le destin imposé par la loi familiale et le déterminisme social pour vivre leur vie, une vie passée nécessairement par la séparation avec la mère, mais aussi avec le corps de l’aimé—une vie hantée par la mort... Ils deviennent adultes parce qu’ils énoncent leurs fantasmes ou font l’amour: c’est pareil. Ils ont le sexe et le mot en bouche avec la même passion et le même plaisir d’accéder au territoire de l’autre, de se découvrir, nus devant lui. Et ils ont choisi d’étudier les langues étrangères à la fac...
Affirmer que, devenir homosexuel, c’est gagner en intelligence du monde, en ouverture, en respect de l’autre par l’affirmation de soi et de son désir, peut déranger. Mais Christophe Honoré le dit sur le mode de la confidence — c’est de lui qu’il parle. Il ne s’agit pas de prosélytisme .
Les acteurs de l’Académie, eux, ont fait leur apprentissage du plaisir théâtral en affrontant d’abord les alexandrins corné- liens, puis le texte de Frank Smith. Ce cheminement leur a permis de jouer La Faculté. Ils se sont posé, dès les premières répétitions de la pièce, des questions qui s’inspiraient de ce qu’ils avaient travaillé avant, des questions d’énonciation, de rythme et d’étrangéification de la parole... Très vite, le travail a échappé à l’écueil d’un jeu réalistico-naturaliste. La pièce d’Honoré est tissée de différents registres. Quelques dialogues de cinéma, sur un mode réaliste et reposant sur des situations précises, viennent troubler une langue plus sophistiquée, plus intime, plus solitaire, des soliloques oniriques, des envolées poétiques et visionnaires. On sent que l’auteur a écrit des romans. Il invente une parole secrète, qu’on n’entend pas dans la vie courante et qui oblige les acteurs à ne pas banaliser le texte, en dépit du fait qu’il traite d’un fait divers et surtout parce qu’il traite d’un fait divers très commun. Il fallait surtout jouer avec la théâtralité inhérente au langage, explorer toutes les formes de théâtralisation que le texte permettait, travailler à mettre en lumière les forces inconscientes contenues dans les mots, troubler le banal.
Rendre compte de la dimension poétique, de l’étrangeté, et donc de la théâtralité de cette écriture a un pouvoir transgressif plus puissant que si la mise en scène avait opté pour un traitement «trash». Là, aucune provocation adolescente ou antisociale... Le crime tient du sacrifice tragique, ce qui le rend, selon moi, plus terrible encore. C’est avec douceur que Christophe Honoré et Éric Vigner dérangent, en diffusant des images très belles, d’une blancheur incandescente, ou soustraites aux regards par de vibrants clair-obscurs. Le spectacle convoque des visions. Il ne se contente pas de reproduire le visible. Les morts peuvent revenir donner la parole aux vivants. Au-delà des relations physiques, sociales et familiales fondées sur des rituels sado-maso, on accède à une sorte de lumière de l’amour. La langue devient lyrique, élégiaque. Les corps séduisent. Imposer au public des images à la force érotique incontestable, c’est peut- être le plus transgressif.
Propos recueillis par j-f ducrocq et relus par sabine quiriconi