Notes sur La Place Royale, La Faculté, Guantanamo · Jean-Claude Monod · L'ACADÉMIE

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Notes sur La Place Royale, La Faculté, Guantanamo · Jean-Claude Monod, philosophe

Trois noms de "lieux" : Guantanamo, la place royale, la faculté. Du nom propre au nom commun, mais toujours des espaces, où ont lieu soit des croisements, soit des confrontations face à face (Guantanamo). Sans doute valable pour beaucoup de pièces de théâtre, mais là, on part d’un lieu réel, déterminé (Place Royale à Paris, Guantanamo) ou plus indéterminé, et personnages vont, au moins au départ, se définir par leur place dans ce lieu : détenus de Guantanamo / ceux qui les interrogent, les étudiants de la fac / ceux qui n’y vont pas et gravitent autour (les frères), les femmes de la Place Royale et leurs "visiteurs"...

"Rapprochement" de La Place royale et de la Faculté : étonnant, parce qu’il fait apparaître un trait commun, me semble-t-il : une sorte de réduction des rapports humains à des rapports amicaux, familiaux, amoureux et sexuels. C’est là une part essentielle des rapports humains – certes, mais on pourrait penser que dans une faculté, on assisterait à des échanges d’un autre type, transmission de savoir, discussion théorique ou politique, etc. Or non: même entre le prof et l’étudiant, la relation est purement sexuelle. Bien sûr, ce n’est pas une critique de ma part, plutôt l’observation d’une sorte d’opération chimique : on prend un lieu, on y place des personnages qui s’entrechoquent, au point de croisement de relations entre frères, entre amants, entre amis... jusqu’à l’explosion (meurtre).  De ce point de vue, proximité inattendue avec la Place royale : sur cette place, les personnages ne paraissent, n’apparaissent que pour développer leur réseau complexe de sentiments – ami (Cléandre) empêché d’aimer une femme parce qu’elle est l’amante de son ami (Alidor), sœur (Phylis) qui pousse son frère (Doraste) auprès de son amie Angélique, et Phylis défend en même temps pour une conception moins exclusive de l’amour (que celle d’Angélique) – chacun défend à la fois des intérêts amoureux (pas seulement les siens propres, ceux de son frère, de son ami...) et des théories de l’amour, "ce grand flux de raisons" dit Angélique (v. 87), "fausses maximes" lui répond Phylis... Défendent des idéaux qui engagent en même temps une vision de soi- même, une "image du Moi" comme dirait Freud – le plus complexe étant assurément Alidor [amant voulant se libérer des chaînes de cet amour trop exigeant en se rendant coupable d’une tromperie imaginaire ; très compliqué]... Que font ces jeunes gens? Ont-ils des activités, des fonctions? "Jeunesse dorée" - puisque la place royale était visiblement le lieu chic de l’époque, le point de convergence mondain de Paris. En ce sens, très loin de La Faculté, socialement parlant, mais on a là aussi, opération chimique : que vont donner ces stratégies compliquées où le problème essentiel est moins, semble-t-il, la séduction que le fait (ou la capacité) d’assumer des relations, des liens qui apparaissent soit comme des "chaînes" (Alidor) soit comme des liens "honteux" (homosexualité pour Harouna)? Et que vont donner ces relations amoureuses quand elles croisent d’autres relations, notamment – c’est un autre trait commun entre la Place Royale et la Faculté – des relations amicales et des liens de sang, entre frères (Fac.) ou entre frère et sœur (Phylis/Doraste)? Il y a des visions de l’amour opposées qui sont mêlées à ces liens transversaux (ami, sœur, etc.). Ce qui est frappant, c’est la violence du résultat – dans la Faculté bien sûr, avec le meurtre, mais aussi dans la Place royale : couvent, renoncement au monde, de même que dans la Faculté Jérémy est "expulsé" du monde, chassé, renié par sa mère. D’où le côté amer des deux pièces : personnages qui peuvent apparaître moralement supérieurs, éthiquement "justes" sont humiliés, reniés, doivent se retirer du jeu.
 

Guantanamo : bien sûr, tout autre registre, tout autre lieu d’ailleurs puisque c’est un lieu où les personnages ne circulent pas librement, où ils ne se croisent pas, ils "comparaissent" devant des "interrogateurs". Il ne s’agit plus du tout du problème des liens que ces personnages pourraient tisser entre eux ou des liens amoureux et familiaux (qui apparaissent au passé, comme nostalgie, désir d’ailleurs), puisqu’ils sont chacun "isolés" dans un face-à-face avec une autorité, une "question". Ils doivent répondre d’eux-mêmes, de leur identité. C’est par là que je vois un lien avec les deux autres pièces : m’a fait penser à une interview du philosophe Michel FOUCAULT, qui s’intitule "Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps". (Dits et écrits.....). [Thème qui vient de Nietzsche : idée que la loi est quelque chose qui doit "s’inscrire" dans le corps, à travers la "conscience", mais très concrètement à travers une forme active de "discipline", mot allemand Disziplinierung, "disciplination", en quelque sorte, ou Nietzsche parle aussi tout bonnement de Züchtung, "dressage", élevage – toute éducation est un certain "dressage" du corps et de l’esprit en même temps, du corps par l’esprit, à travers des habitudes, des interdits, des manières de (bien) se tenir, etc.] Ce qui a intéressé FOUCAULT, maintenant, c’est la forme spécifique de ces relations dans le cadre du pouvoir "moderne", disons... Et j’en viens à Guantanamo, parce que ce pouvoir moderne, FOUCAULT note qu’il a pour particularité de chercher à connaître les individus auxquels il a affaire. Ce n’était pas le cas du pouvoir politique au cours de l’Antiquité grecque, par exemple, ou du Moyen Age européen : là, ce qui devait être visible, c’était plutôt le souverain, le lieu du pouvoir politique ou ecclésiastique, la "cour", - la "place royale", peut-être. Etre "visible", être vu, était le fait des "grands", était une sorte de marque de distinction : tous les regards devaient être tournés vers cette scène du pouvoir. Le XVIIe siècle, le "Grand siècle", l’époque de CORNEILLE : apogée de cela, la cour, les grands, le roi Soleil, l’éclat du souverain, convoquent tous les arts pour se célébrer... Et les sujets du roi, le petit peuple? Ils sont "obscurs", sont anonymes...

Or FOUCAULT observe qu’une grande mutation a eu lieu, s’amorçait déjà au XVIIe siècle d’ailleurs mais a pris plus d’ampleur au XVIIIe siècle : pouvoir cherche à mieux "connaître" la population, à quadriller mieux le territoire, à "individualiser" les sujets/Citoyens. (Cf Surveiller et punir et un cours au Collège de France: Sécurité, territoire, population). Epoque de ce qu’on appelle d’ailleurs les grandes "enquêtes" lancées par les États en Europe : recensements de la population, enquêtes démographiques, enquêtes administratives, sanitaires, d’ailleurs associées à des campagnes médicales (plutôt au XIXe siècle), travaux d’aménagement du territoire, etc. Pouvoir moderne est un pouvoir qui veut "savoir", qui veut connaître sa population et qui développe les moyens de le faire : grand souci de "localiser", d’identifier, d’individualiser les sujets. Un des points d’aboutissement de ce processus : "carte d’identité". Dans Guantanamo, on entend implicitement tout ce souci, ce protocole : qui êtes-vous, c’est- à-dire où êtes-vous, d’où êtes-vous, par où êtes-vous passé, est-ce bien votre nom, quel est votre métier, etc. Souci de localisation et d’individualisation, dont l’une des fonctions soulignées par FOUCAULT est évidemment une fonction de "contrôle", de "police" au sens large (toutes ces fonctions relevaient de ce qu’on appelait, au XVIIIe siècle, "l’État de police"). Dans Guantanamo, c’est typiquement un État moderne, ultra-moderne, les États-Unis, qui appliquent son protocole d’enquête à des gens qui, pour certains au moins, ne vivent pas du tout dans ce système de coordonnées, de "repérage" spatial et temporel des identités. Problèmes de concordance des calendriers, problèmes de l’attribution des "noms" à telle ou telle région, voire aux gens eux-mêmes (certains disent : je ne suis pas un tel, vous me confondez avec un tel qui s’appelle comme ça...).

Rapports de pouvoir : ont effet très direct, ici, sur les corps (certains ont été battus, testicule endommagé, etc.). Violence. Mais un des thèmes de FOUCAULT: fait que la détermination des identités, comme telle, est le fruit de relations de pouvoir. Appliquait cela aux identités "raciales", nationales, mais aussi sexuelles ("l’Homosexuel" comme type médical, au sein d’une typologie qui cherche à classer les comportements et à en tirer des "identités" psychologiques, de "profils", - alors qu’il n’y a rien d’évident à ce que le comportement sexuel soit vu comme clé de l’identité, par exemple, ça n’a pas du tout été le cas pendant des siècles). Par là que communique avec la pièce de Christophe Honoré : personnage qui ne supporte pas l’idée d’être identifié à un homosexuel, même s’il a des rapports sexuels avec tel garçon. Identité comme enjeu de pouvoir.

La Faculté

Il y a une opposition latente, il me semble, dans la pièce, entre ce qu’on peut appeler la fratrie et la fraternité.
Fratrie, alliance de sang, alliance de clan, contre une sorte de fraternité – homosexuelle, de rapports plus doux, d’une sorte de douceur inavouable entre hommes, une douceur qui subvertit les rapports virils, réglés, introduit de l’inavouable. Belle scène où Jeremy vient demander à Harouna juste cela : d’avouer qu’il a aimé Ahmed, qu’il a aimé sa peau ; ne lui demande pas d’avouer qu’il l’a tué, lui demande d’avouer qu’il l’a aimé, — ce qui semble encore plus inavouable dans l’échelle de valeurs tacite de la "bande" qu’il forme avec les frères.

Donc il y a cet axe, fraternité transversale contre la fratrie, et la dernière scène, très belle, avec la mère, illustre en un sens la violence de la fratrie, du clan, sa violence antifraternelle, haineuse par rapport à qui se détache de son unité organique. Il y a quelque chose de terrible, de fascisant dans cette logique (que Le Pen avait illustrée : "je préfère ma sœur à ma cousine, ma cousine à ma voisine, ma voisine à une étrangère..."). Peu importe le crime atroce qu’ils ont commis, pour la mère, dénoncer ses fils, qu’un frère en dénonce un autre, c’est pire que tout, elle préfère ses fils criminels à son fils qui a "trahi la famille", le clan... Eh bien sûr, ce qui est fort, c’est qu’il y a une force propre, une force archaïque et tragique très profonde dans cette voix des liens du sang et de leur primat sur tout autre lien, - une voix dont la figure noble, tragique, est sûrement Antigone ("qu’importe que mon frère soit présenté comme un criminel par la Cité, il est mon frère, je dois l’enterrer, tout la piété est là"). Ce que Hegel appelait l’opposition entre la loi du jour (la loi de la Cité, de l’État, du droit, d’une certaine rationalité politique et juridique, publique) et la loi de la nuit (loi des liens du sang, de la vengeance, des Erynnies...) Et je trouve qu’Honoré a ménagé cela, cet accent tragique chez la mère qu’on ne peut nullement approuver dans ce qu’elle dit, mais qui a une espèce de grandeur dans l’horrible attachement qu’elle porte à ses fils, dans sa volonté de ne rien entendre... C’est d’autant plus frappant qu’on a entendu, plus tôt, de la bouche d’un frère, que Jeremy est sans doute son fils préféré, qu’elle se coupe ainsi de son fils préféré, qu’elle se fait sans doute à elle-même la plus grande violence... Mais elle lui renvoie la violence de la ruine de toute sa vie que constitue l’envoi de ses fils en prison. Et c’est tragique, bien sûr, parce que le seul qui se soit "bien comporté", en un sens, reste seul, abandonné de tous – même de sa mère, comme s’il était le dernier des derniers.

Et inversement, sur l’autre versant, ce que j’ai dit sur la "douceur" fraternelle des liens homosexuels doit bien sûr être corrigé par ce que nous montre aussi la pièce : Ahmed qui dit que ceux qui ont couché avec lui se détournent de lui comme s’il les dégoûtait, ou la relation avec le prof, qui "joue" l’autorité, le vouvoiement, la gifle...

Prestige ambivalent /pouvoir que donne le fait d’aller à l’université par rapport à ceux (frères) qui n’y vont pas. ("Elu" ; "petit dernier" a la chance d’y aller ; le préféré de sa mère, le pédé, l’intellectuel - lien intellectualité/homosexualité).

Question de l’identification, de la définition des êtres et des actes. "Catégories". Kategoreîn en grec : à la fois classer et accuser.

Jean-Claude MONOD

Identité du doc

Sujet: 
Pistes de réflexions
Date: 
2011

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