L’Académie · Histoire ancienne et renouvelée · Jean-Claude Monod · L'ACADÉMIE

Description du doc

Tri de ce contenu: 
Commentaire & étude
Taxo individus: 

L’Académie – histoire ancienne et renouvelée · Jean-Claude Monod

Jean-Claude Monod est chargé de recherches au CNRS et enseigne à l'École normale supérieure (Paris).

L’image qui vient à l’esprit à la mention du mot "académicien" est sans doute le plus souvent, en France, celle d’un octogénaire curieusement accoutré, flanqué d’une épée sans usage et obligé de faire l’éloge de son prédécesseur – usage auquel, semble-t-il, seul Paul Valéry dérogea tant il détestait Anatole France, et dont on reparle aujourd’hui en raison d’une sorte de malédiction cocasse qui voue l’académicien Maurice Rheims, décédé en 2003, à rester privé dudit discours d’hommage.

Mais de son côté, l’idée d’ "Académie" reste sans doute d’abord associée à son origine grecque, et au tableau qu’en fit Raphaël : le lieu qu’imagina PLATON – dans quel(s) but(s)?

Pour permettre une transmission et une discussion, une reprise et une élaboration de ses conceptions essentielles, d’abord. Mais aussi pour fonder un lieu de vie, presque auto-suffisant, où la pensée pouvait se traduire en pratiques et les règles sociales se voir (en partie) redéfinies, suivant la vision grecque d’une philosophie qui ne pouvait être, précisément, "académique" au sens péjoratif du terme, - close sur elle-même, sur son histoire et sa tradition, ivre d’érudition et coupée des impulsions venues du monde en général et de la jeunesse en particulier.

Qu’est-ce qu’ÉRIC VIGNER a donc été chercher dans l’image, l’idée, le projet d’une Académie? Je ne saurais le dire à sa place. Mais je voudrais pérégriner un peu à travers quelques réalisations passées de cette forme d’institution marginale, où le désir de transmettre des savoirs ou des techniques, des arts ou des sciences, s’est toujours articulé au désir d’inventer des formes de vie, de libre communauté, d’instaurer entre générations et provenances des liens non établis d’avance.

L’ACADEMIE DE PLATON

On sait que PLATON fonda son école d’abord dans un gymnase, puis dans un jardin proche du gymnase. Selon certains historiens, l’idée lui serait venue au retour d’un voyage en Sicile, où il fut en contact avec les Pythagoriciens. Il s’agissait là d’un groupe philosophique très soudé autour des doctrines philosophiques du maître, Pythagore. Mais s’agissant des pythagoriciens, les qualifications hésitent entre l’école et la secte, en raison du fort caractère religieux, rituel (prescriptions alimentaires et comportementales très strictes), de la présence de cultes à mystères, d’une divinisation des nombres… PLATON invente une autre forme, beaucoup moins hiérarchique (chez les pythagoriciens, il semble qu’une longue période de silence ait été le réquisit avant de pouvoir parler en présence de Pythagore), encourageant, dans le sillage de SOCRATE, la discussion de la parole du maître, et n’imposant aucune orthodoxie doctrinale. Le statut de PLATON a pu être décrit par l’un de ses successeurs comme celui d’un "architecte", au sens métaphorique de celui qui a construit l’édifice, les bases de l’école, et de celui qui "propose des problèmes".

L’analogie, ici, toutes proportions gardées !, serait tentante avec ce que j’ai pu voir de l’entreprise d’ÉRIC VIGNER : le cadre a été posé, un groupe d’acteurs venus de pays et d’horizons divers, pour une durée assez longue - mais moins longue que le séjour que firent bien des disciples de PLATON à l’Académie : ainsi ARISTOTE y resta-t-il vingt ans, et le programme éducatif tracé dans La République suggère que l’apprentissage de la dialectique ne peut guère être acquis avant l’âge de cinquante ans, après quoi les plus résistants pourront enfin passer à la vision du Bien, couronnement de tout le processus d’apprentissage. Pour poursuivre la comparaison, l’Académie de Lorient réalise un travail organisé autour de trois pièces, et le rôle du fondateur-metteur en scène, à partir de cette fondation, consiste bien pour une bonne part à proposer des problèmes – non pas les problèmes théoriques qui faisaient l’objet des discussions des platoniciens, mais des problèmes de prononciation, de versification, de sens, de déplacement, de geste… La comparaison a une évidente limite : entre l’Académie de PLATON et le théâtre, la relation a d’abord été de distance. D’abord, les auteurs de comédies de l’époque ne cessaient de moquer non seulement SOCRATE perdu dans les nuages d’un discours aussi abondant qu’abscons, suivant la représentation fameuse qu’en a laissée Aristophane dans Les Nuées, mais aussi PLATON en son Académie, dépeint parlant tout seul en se promenant sans fin (Alexis).

On reviendrait donc en deçà de cette rupture imaginée par NIETZSCHE, entre théâtre et philosophie. Dans l’Académie de Lorient telle qu’elle est mise en œuvre, des universitaires, des historiens du théâtre, des philosophes, des érudits viennent partager leur réflexion avec les acteurs, les scénographes, le metteur en scène… On y retrouve deux caractéristiques de bien des Académies "historiques" : le souci de constituer un espace de croisement des points de vue, des savoirs (comme dans les Académies des sciences, où la diversité des disciplines est généralement représentée), et d’ouvrir toujours ces espaces vers l’étranger – non pas sous la forme, ici, de "correspondants" informant des découvertes et avancées réalisées dans des pays proches ou lointains, mais dans le choix même d’une école d’acteurs internationale. Un moment me semble particulièrement saillant dans l’existence des Académies européennes, et il est significatif que ce soit aussi le moment de création de la première des pièces choisies par ÉRIC VIGNER pour son Académie, LA PLACE ROYALE : le "Grand siècle", l’âge classique, le XVIIe siècle.

QUAND LA COMMUNICATION MATHEMATIQUE TRANSITE PAR LA PLACE ROYALE

Après une longue éclipse historique, les Académies ont en effet fleuri en Europe au XVIIe siècle, en fait dès le XVIe siècle en Italie : nées d’initiatives privées, en rupture avec la scolastique et la lecture d’ARISTOTE qui dominait l’Université et l’Eglise, ces sociétés se spécialisaient pour les unes dans les arts, pour les autres dans telle ou telle science, selon la personnalité de l’hôte qui la formait autour de lui. Les échanges s’accompagnaient de lectures de poésie, ou de dissections, ou d’observations astronomiques, ou encore de concerts. Et nous y voici : l’une des plus brillantes et des plus productives académies qui apparut en France fut celle qui se forma autour du célèbre correspondant de Descartes, le Père Mersenne, qui recevait Pascal, Descartes, Hobbes, Gassendi, en son couvent des Minimes, situé… Place des Vosges.

Or quelque chose de l’esprit de LA PLACE ROYALE n’était pas étranger à cette "communication mathématique" qui s’organisait en une circulation de lettres autour de ces académies de mathématiciens et de philosophes, et qu’un historien des sciences évoque en ces termes : "le mode ordinaire des échanges (…) sous les protestations d’amitié et d’admiration réciproques, est celui du défi : traces d’un combat mi-sérieux, mi-ludique où l’on réclame les preuves de l’adresse d’autrui". Ainsi le génial mathématicien Fermat a-t-il lancé ses "Défis aux mathématiciens" en 1657, adressant ses problèmes numériques aux mathématiciens anglais et belges. Ce mélange de jeu, d’esprit, de défi, d’épreuve passant par le message, la lettre, la formule, trouve l’un de ces théâtres en cette même Place royale où CORNEILLE met en scène d’autres jeunes gens brillants se lançant des défis à eux-mêmes, et s’inventent leur liberté en détruisant leur amour.

TROIS PIECES SUR LE GOUVERNEMENT DE SOI ET DES AUTRES

Je me demande si les trois pièces autour desquelles s’organise le travail de l’Académie de Lorient ne travaillent pas, au fond, un thème central de la philosophie du fondateur de l’Académie – soit la question adressée par SOCRATE à Alcibiade : "tu veux gouverner les autres, mais sais-tu te gouverner toi-même ?", le problème du "gouvernement de soi et des autres" dont Michel Foucault avait fait le sujet d’un de ses derniers cours au Collège de France.

LA PLACE ROYALE de CORNEILLE prend son départ dans l’inquiétude d’Alidor face à un amour qui le dépossède de la faculté de se gouverner lui-même, et lui fait perdre, avec son "indifférence", son indépendance :

"Je veux que l’on soit libre au milieu de ses fers.
Il ne faut point servir d’objet qui nous possède."

Le paradoxe est ici dans la volonté de maîtrise totale de soi appliquée à l’amour :

"… quand j’aime je veux
Que de ma volonté dépendent tous mes vœux,
Que mon feu m’obéisse au lieu de me contraindre,
Que je puisse à mon gré l’augmenter et l’éteindre,
Et toujours en état de disposer de moi
Donner quand il me plaît, et retirer ma foi".

Mais on est loin ici de l’idéal socratique et platonicien d’une maîtrise de soi qui passerait par le dépassement de ses désirs sensibles (le goût des beaux corps) vers le désir de l’intelligible et du bien (le goût des belles âmes ouvrant au goût de l’idée même du Beau, et du Bien, dans la conscience de l’impossibilité qu’il y a, précisément, à "posséder" tous les beaux corps, et toutes les belles âmes). Alidor, que Jean Rousset présente comme le personnage baroque par excellence, aspirant au changement, à la variation, au masque, combine une volonté d’auto-suffisance et d’indifférence à l’égard de ce qui ne dépend pas de notre pouvoir où l’on reconnaît un trait d’une autre école philosophique, le stoïcisme, avec une forte affirmation "égoïque" de soi, de sa "puissance", où l’on peut voir un trait typique de la "métaphysique de la puissance" des Temps modernes.

Le gouvernement de soi et des autres suit une tout autre voie dans la pièce écrite pour l’Académie de Lorient par Christophe Honoré, La Faculté. L’étonnant est qu’un problème crucial pour l’enseignement de Platon, celui de l’articulation du savoir et du désir, y compris dans sa dimension de désir sexuel et amoureux, se trouve ici réactivé, mais à partir de la situation contemporaine où ces deux dimensions ont été déconnectées, séparées (au moins en théorie !), clivées : l’accession au savoir n’est plus censée passer par un apprentissage de la maîtrise des désirs, par une ascèse ou une "éthique".

C’est précisément ce qui distinguait, pour Foucault, l’ancienne compréhension du savoir comme "spiritualité", qui imprègne la philosophie de Platon, de la philosophie moderne, où le sujet n’a pas à suivre une initiation, un travail sur soi et ses désirs, mais une méthode. La Faculté est une pièce où l’on n’enseigne rien, où ne restent que les désirs, y compris ceux qui peuvent se nouer entre un étudiant et son professeur, mais surtout ceux qui "heurtent" des jeunes mâles entre eux, dans l’inavouable qu’est (devenu), au moins dans certains milieux sociaux, cet "amour entre garçons" qui peut provoquer et l’insulte (la "tapette arabe" qui fuse dans la pièce) et le meurtre.

Guantamo, la pièce que Frank Smith a construite ou imaginée à partir de comptes rendus d’interrogatoires, se situe à un autre pôle, extrême, de la question du gouvernement de soi et des autres. Ici, une instance enquêtrice cherche à identifier à qui elle a affaire. La question "qui êtes-vous ?" devrait logiquement avoir déjà trouvé une réponse, puisque ces personnes sont emprisonnées ; mais non : ici (dans le cadre de cette pratique de l’enfermement sans charge précise ni limites de durée, indefinite detention), l’interrogatoire porte bien d’abord sur l’identité même de l’accusé, sur la raison de sa présence entre ces murs. On songe bien sûr à Kafka : le procès a commencé, et la culpabilité ronge déjà l’accusé qui ignore pourtant tout des charges qui pèsent contre lui. Ici les suspects objectent : terroriste ? Je ne suis qu’un paysan, un éleveur nomade, un jardinier. "Que cultiviez-vous ?" L’énumération des légumes … dans ce contexte de renseignement et de violence latente, prend valeur poétique, mais d’une poésie élémentaire, un "parti pris des choses" qui résisterait à la finalité inquisitoire du jeu des questions et des réponses.

Comment les "académiciens" d’ÉRIC VIGNER entendront-ils et transmettront-ils ces paroles où s’atteste une certaine "in-communication" entre une machinerie juridique occidentale et des suspects qui rêvent encore, malgré tout, d’Amérique ?

On ne peut qu’attendre, attendre de voir ce que produira le travail de cette nouvelle Académie sur le vers, sur le tour d’esprit d’Alidor et le "pur amour" d’Angélique, sur la violence de la loi et l’obstination des désirs, sur l’attachement amoureux parfois plus inavouable que la sexualité condamnée, sur la volonté de maîtrise de soi et d’indifférence à autrui, hier et aujourd’hui.

En tout cas, le passage de ces frontières, entre époques, styles, questionnements, inquiétudes, la rencontre de ces jeunes gens dans le travail sur les textes où se déposent ces questions, a toutes les chances de fonctionner comme l’entrechoc de ces pierres que PLATON présentait métaphoriquement comme la condition du surgissement d’une étincelle de vérité.

Dans l’Académie, cela se nommait d’un mot parent de cette pratique du dialogue où s’illustre le génie platonicien : la dialectique.

Identité du doc

Sujet: 
Une Académie pour permettre une transmission et une discussion, une reprise et une élaboration de ses conceptions essentielles, d’abord. Mais aussi pour fonder un lieu de vie, presque auto-suffisant, où la pensée pouvait se traduire en pratiques et les règles sociales se voir (en partie) redéfinies
Date: 
2011

Références aux autres types de contenus

Source et propriété intellectuelle

Auteur: 
Droits d'exploitation: 

Archivage

Archive: 
Éric Vigner, Le Théâtre de Lorient