La vitesse de l’émotion · Sophie Marceau · UNE HISTOIRE D'ÂME
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La vitesse de l’émotion
Si des mots tels que "chair", "corps" ou "physique" reviennent si souvent dans sa conversation, c’est que SOPHIE MARCEAU est une actrice qui, comme elle le dit elle-même, fonctionne d’abord à l’émotion. Elle seule a motivé son grand retour, après une éclipse de 18 ans, au théâtre, avec un texte inédit de BERGMAN : Une histoire d’âme, présenté en novembre au CDDB, le monologue de Viktoria, une femme aux prises avec ses propres contradictions. Rencontre.
On ne peut rester insensible au charme de SOPHIE MARCEAU. Sa présence souriante, son regard intense dégagent une lumière naturelle qui – désamorçant toute tendance au scepticisme, à ce cynisme tellement contemporain – met instantanément à l’aise. À 45 ans, elle affiche la fraîcheur nullement insolente de ces gens bien dans leur corps et dans leur peau, de tous ceux qui ont su, d’une manière ou d’une autre, atteindre à une forme d’équilibre, et trouver la voie – fût-elle pavée de contradictions – d’une certaine sagesse. Voilà qui est rassurant si l’on songe à la longévité, déjà, de son parcours : trente ans déjà qu’elle débutait, à 13 ans, dans La Boum, qu’elle s’est insinuée peu à peu, tranquillement, durablement et comme naturellement, dans le paysage cinématographique français, jusqu’à passer elle-même, à partir des années 2000, derrière la caméra (Parlez-moi d'amour, en 2002, prix de la mise en scène au Festival de Montréal ; La Disparue de Deauville en 2007). On l’a vue chez Maurice Pialat et chez Michelangelo Antonioni, allant et venant entre la Pologne et Hollywood, chez Andrzej Zulawski comme aux côtés de Mel Gibson dans Braveheart ou de Pierce Brosnan, alias James Bond, dans Le Monde ne suffit pas.
Rencontre dans un drôle d’endroit. Lorsque nous nous retrouvons en ce lundi de printemps au bar d’un chic hôtel parisien, le visage de DSK, en boucle, emplit tous les écrans de télévision qui, de plus en plus, ont le mauvais goût de proliférer partout où l’on veut être tranquille. Ambiance surréaliste, dans laquelle SOPHIE MARCEAU se montre, elle, comme elle est : vivante et humaine – au sens noble du terme, c’est-à-dire d’abord curieuse de rencontres, entière et généreuse, loin des simulacres médiatiques. C’est que, malgré sa gloire précoce, SOPHIE MARCEAU n’en est pas pour autant devenue une icône, un quelconque "mythe" (dommage : "le mythe Marceau", voilà qui aurait fait les choux gras des chroniqueurs en mal de titre). Et l’on ne s’étonne guère que le mot d’"accessible", à côté de quelques autres tout aussi révélateurs (le "corps", la "chair"…), revienne si souvent dans sa bouche. Étonnamment loquace pour quelqu’un d’aussi peu enclin aux grands discours, et qui avoue son rapport décalé aux mots, elle nous parle d’elle, de ses contradictions – à la fois sédentaire et nomade, amoureuse de la nature (elle vient de terminer un documentaire sur le sujet, La France sauvage) et du béton de la banlieue où elle a grandi : "Le béton de la banlieue, et la nature qui essaie de se frayer un chemin…" –, toutes ces contradictions qui sont justement au cœur d’Une histoire d’âme, la pièce de théâtre au sujet de laquelle on a voulu la rencontrer. Et quand elle s’enthousiasme pour la Bretagne – "Je me sens bien là-bas. C’est vivifiant, rude, austère, dur, avec de vraies lumières, une vraie faune, une vraie flore, et surtout de vraies gens. C’est très accueillant, très cash…" –, on aurait presque l’impression qu’elle parle de… SOPHIE MARCEAU. On se rappelle avec elle qu’elle y avait notamment séjourné en 1988, pour le tournage de Chouans !, de Philippe de Broca : c’était à Belle-Île-en-Mer, et parmi les acteurs figurait un certain… Éric Vigner, qu’elle retrouve aujourd’hui à Lorient. On la découvre admiratrice de la peinture de Goya ou de David Hockney, de romanciers tels que William Faulkner ou Thomas Bernhard ("Son désespoir est tel qu’il en devient drôle, et qu’il me redonne la pêche !") et de romancières comme Virginia Woolf ou Karen Blixen. Plus mélomane ("La musique, ça prend toute la place, mais ça sert à ça : à mettre les gens en transe") plutôt que cinéphile ("Peut-être que c’est le cinéma d’aujourd’hui, peut-être que je vieillis…"). On la découvre amoureuse, par-dessus tout, de la danse – elle dit que "c’est là que les choses passent" ; avant d’ajouter dans un éclat de rire : "J’ai raté ma carrière !"
Le terme de "carrière" convient finalement assez peu à cette mère de famille qui reconnaît fièrement ne s’être jamais départie d’"une certaine forme d’insouciance", et qui aime à être dérangée, brusquée. Quoi qu’il en soit, il apparaît étrange que celle de SOPHIE MARCEAU ne soit pas plus souvent passée par les plateaux de théâtre. Elle n’y est apparue qu’à deux reprises : en 1991, dans le rôle-titre d’Eurydice de Jean Anouilh, mis en scène par le grand Georges Wilson, qui lui avait valu un Molière de la révélation théâtrale ; puis en 1993, dans Pygmalion, au service de l’Irlandais George Bernard Shaw, aux côtés de Lambert Wilson (fils de Georges). Et puis, plus rien. L’éclipse. Voilà qui est étonnant, oui, de la part d’une actrice qui se décrit comme une instinctive, qui aime rappeler que "tout passe avant tout par le corps". Et qui ne rend que plus curieux de savoir ce qui a pu la pousser, aujourd’hui, à s’aventurer de nouveau sur la voie du théâtre. Et de s’engager – à fond, forcément : à la vitesse de l’émotion – dans le rôle de Viktoria, unique protagoniste d’Une histoire d’âme, un texte signé Ingmar BERGMAN.
Entretien
Le théâtre, qu’est-ce que c’est pour vous ?
SOPHIE MARCEAU : « Un art vivant, intemporel, la réunion de gens entre eux – ceux qui sont sur la scène et ceux qui sont dans la salle. C’est ce que j’entends par vivant : ce rapport entre la scène et la salle qui agrandit encore plus le cercle de ces gens qui se mettent ensemble pour partager une même émotion. Au théâtre, on est ensemble, et par les temps qui courent, c’est quelque chose d’important. C’est un art de chair et de sang !
Je me souviens d’un jour, au Théâtre de l’Œuvre, où je jouais l’Eurydice de Jean Anouilh mise en scène par Georges Wilson. Il s’est mis à pleuvoir, on entendait la pluie taper sur le toit, et alors j’ai éprouvé une impression extraordinaire : j’avais le sentiment que les gens venaient ici pour se faire du bien, et que nous, les acteurs, étions là pour les rassurer, les cajoler ; pour souffrir à leur place, pour leur expliquer le monde, pour leur délivrer une vision du monde sans qu’ils aient à la vivre ou à la subir. À ce moment-là, j’ai eu une sensation vraiment très forte du théâtre comme un terrier, quelque chose de maternel, de protecteur. Au théâtre, on se veut du bien. Et en même temps, c’est tellement fragile ! Il s’en faut d’un rien pour que l’équilibre se brise, pour que l’acteur se sente déconcentré, ou mal aimé, il suffirait qu’une personne dans la salle ait envie de faire du mal – c’est tellement facile, accessible… Et en fait, non, ça n’arrive jamais, parce qu’on est vraiment au mieux de soi. Je pense que le théâtre tire les gens vers le haut, que cette proximité nous rend responsables les uns des autres. Au théâtre, on est engagé. On participe à ce qui se passe, on s’y sent impliqué, au lieu de rester toujours à l’extérieur…
Tous ça, bien sûr, ce sont des choses que j’imagine, car je n’ai pas fait assez de théâtre pour vivre toutes ces expériences. Je ne viens pas du sérail, je ne suis pas passée par toute cette école du théâtre, je n’ai pas “fait mes classes” comme on dit, et je suis peu au fait de ce milieu et de ses histoires. La distinction théâtre public/privé, par exemple, me semble finalement quelque chose de très français : la gauche et la droite, le public et le privé, tout ça… Nous sommes un peuple très paradoxal et contradictoire. J’aime les contradictions, quand curieusement, elles arrivent à faire bon ménage, mais je n’aime pas m’enfermer dans une étiquette. »
Et votre rapport à l’histoire du théâtre, aux grands metteurs en scène ?
« J’ai une culture très nulle en théâtre, j’y suis très peu allée. Mes parents n’avaient pas d’argent et n’étaient pas ce qu’on appelle des gens “de culture”. On était loin de tout – j’ai vécu jusqu’à douze ans en grande banlieue parisienne –, on n’allait ni au théâtre, ni au cinéma. Mon premier souvenir ? Jean Le Poulain, le vendredi soir à la télé, avec Maria Pacôme, c’était génial, des acteurs magnifiques…
Cela dit, je me suis sentie très à l’aise sur scène, dès le début. Mais il faut dire que j’ai eu la grande chance de tomber sur un metteur en scène comme Georges Wilson, sur quelqu’un d’aussi patient et observateur… Car au départ, je ne savais pas poser ma voix, la projeter, parler d’autorité, j’étais très mauvaise il faut bien le dire ! Tout ce qui avait un rapport avec les mots me mettait mal à l’aise – ce qui, au théâtre, est tout de même un peu ennuyeux (sourire) ! Autant, physiquement, je me sentais bien sur une scène, j’adorais cet espace que je devais englober, ingurgiter, avec lequel je devais jouer comme dans une partie de ping-pong avec l’écho, les gens, etc., autant, lors du travail à la table, c’était épouvantable, j’étais mauvaise ! Et puis un jour, le déclic : Georges Wilson m’a donné une direction, concernant une manière dont je devais arriver sur scène, et j’ai soudain compris, compris que c’était un truc physique. Il avait ouvert la brèche, et ensuite les choses sont venues complètement naturellement… J’ai toujours abordé ce métier par le côté sensible, pas du tout cérébral. Même si je peux être très pointilleuse sur certains détails pyschologiques que mon corps n’arrive pas à ingérer, c’est par là – le corps – que tout passe : c’est le corps qui parle, qui garde une mémoire, éprouve une émotion… »
Pourquoi retourner au théâtre aujourd’hui, quinze ans après votre rôle dans Pygmalion, de George Bernard Shaw ?
"Je ne sais pas, il y a des énergies à nouveau… Ce qui vous amène au théâtre, c’est avant tout l’envie d’un texte. Pendant quinze ans, je n’ai eu absolument aucune envie de refaire du théâtre. Je lisais des pièces et des pièces, mais cela ne déclenchait rien. Et puis, il y a trois ans, j’ai rencontré Bénédicte Acolas, par l’intermédiaire d’une amie, qui m’avait parlé de ce texte d’Ingmar BERGMAN dont elle avait les droits. BERGMAN est l’un des cinéastes que je place le plus haut, de ceux qui vous touchent très profondément… Quand j’ai lu Une histoire d’âme, j’ai eu l’impression qu’il y avait là-dedans quelque chose qui m’échappait, que je n’arrivais pas à saisir, en me disant que cela devait venir de moi. Avec Bénédicte, on a commencé à faire un travail de lecture et de compréhension, en confrontant nos interprétations… et cela m’a ouvert toutes les portes de ce texte. J’y ai découvert une justesse, une simplicité, une limpidité qui m’ont fait complètement entrer dedans, et m’ont donné envie de me lancer. Sur le moment, je n’ai pas bien réalisé : maintenant, je flippe un peu à l’idée de me retrouver seule en scène… mais je suis toujours comme ça : je fais d’abord, et je réfléchis ensuite (sourire) ! »
Comment voyez-vous le personnage de Viktoria, l’unique protagoniste de la pièce ?
« Pour moi, c’est avant tout quelqu’un de très très vivant. Une personne profondément paradoxale et pleine de contradictions, qui est dans une souffrance et en même temps dans une résilience… Et c’est comme ça que j’avais envie de revenir sur scène. Au théâtre, il y a un vrai temps, un vrai espace qui vous sont donnés, et on a besoin de cet espace d’expression que l’on ne trouve pas au cinéma. J’aime beaucoup le cinéma, mais c’est très artificiel, on a dix secondes pour donner une émotion, et un tournage ressemble à un énorme bazar dans lequel il est très difficile d’arriver à construire quelque chose. Au cinéma, on est très instrumentalisé, c’est un peu comme de faire "crtl + Z" sur un ordinateur : tout est fabriqué, une émotion peut être fabriquée, au montage, avec la musique. Mais un acteur n’a pas d’ailes dans le dos, il n’a que sa vitesse à lui, il ne peut pas exprimer autre chose que de l’émotion ! Pour Une histoire d’âme, on a envie d’espace, et de s’approprier cet espace, de le remplir comme une grosse respiration… Cela demande énormément d’énergie. »
Comment vous préparez-vous ?
« Tout est affaire de désir, et de travail. Avec Bénédicte, on a d’abord beaucoup travaillé sur la compréhension et l’intelligibilité du texte. Ensuite, nous avons répété chaque scène jusqu’à trouver la couleur vraiment juste de ce qu’on veut raconter, jusqu’à ce que le personnage se dessine complètement, avec toutes ses contradictions, ses va-et-vients, ses sautes d’humeur... Ce travail de mise en place, de “mise en corps”, demande de la maturation, il faut du temps pour rentrer dans les choses, tenter des trucs, voir ce qui fonctionne… Bénédicte travaille d’une manière très juste, à la fois extrêmement précise et très ouverte. Elle peut être très ferme – une fois qu’elle a trouvé comment la scène allait être la plus juste et la plus fine, elle va pousser l’actrice à donner ce rendu-là. Elle a un éventail très large de possibilités dans la tête mais ne veut imposer aucune couleur : elle attend de voir comment ça se répercute sur l’acteur, sur la matière vivante. Elle utilise vraiment l’actrice comme une pâte à modeler, au sens où elle va vraiment composer sa mise en scène à la manière d’un musicien, en fonction de l’instrument qu’elle a entre les mains. Sans doute parce qu’elle vient de la danse… Car s’il y a quelque chose que j’aime tout autant sinon plus que le théâtre, ce sont les spectacles de danse. J’aurais tellement aimé être danseuse, je trouve que c’est tellement par là que les choses passent !… Parce qu’avant toute chose, c’est le corps qui parle. Le mot ne vient qu’après – poussé par le souffle. J’ai toujours rêvé de jouer dans un film muet ! »
Une histoire d’âme m’a donné l’impression d’un texte qui demande du courage, au sens où il contient beaucoup de choses sur l’intime, qui engagent le corps de l’actrice…
« Je pense qu’il y a deux genres d’acteurs : ceux qui mettent sur eux-mêmes des tas de couches et composent par-dessus, ce que je trouve très courageux, et ceux qui vont vers l’intérieur. Moi, je ne suis pas du tout une actrice de composition – de même que je ne fais pas partie de ces gens qui sont capables de faire des discours brillants en société, par exemple. J’ai besoin d’une matière comme celle-ci, parce que c’est comme ça que je peux comprendre et incarner les choses. Quand, chez des acteurs, je sens que tout est extérieur, je me demande comment ils font, où ils trouvent ce courage…. Chez moi, il faut que les choses soient d’abord déclenchées par une émotion ! La peur, la jalousie, la colère, le rire… Ça ne peut pas, comment dire, être fabriqué, se rajouter ; ce sont des choses qui existent déjà. »
Mais est-ce qu’il ne faut quand même pas s'appuyer sur une "technique" pour pouvoir recommencer tous les soirs ? Vous pensez qu’on peut être vraiment tous les soir sur l’émotion ?
« C’est clair, on ne peut pas être dans la déchirure et dans la plaie ouverte en permanence. Mais plus qu’une technique, je pense que c’est surtout une mémorisation : le corps mémorise et peut redéclencher les choses. Et cela s’acquiert en travaillant… Georges Wilson, avec qui on a joué 75 fois, me disait : "Bon, tu vas apprendre à t’économiser !" Eh bien non, jamais (rires) ! Je crois qu’il y a des poches d’énergies qui se créent dans lesquelles vous mettez vos trucs et dont vous vous servez dans ces moments-là, qui peuvent être des réserves inépuisables. »
Dans Le Monde extérieur, Marguerite Duras s’entretient avec Ingrid BERGMAN, qui lui dit : "Il ne faut pas perdre le théâtre, jamais. Si on fait trop de cinéma, la scène finit par faire une telle peur qu’on y renonce. Et si on y renonce, on encourt le plus grand des dangers : perdre son courage…"
« Je peux avoir des lâchetés dans la vie, mais je ne pense pas manquer de courage. Cela doit être une forme d’insouciance. Mon manque d’expérience théâtrale peut ne pas me faire réfléchir trop aux dangers. C’est vrai que je connais des acteurs qui, lorsque vous leur parlez de théâtre, deviennent bleus de trouille… »
Quel acteur auriez-vous aimé être ?
« J’aurais voulu être Brando au début de sa carrière… Brando, oui, un paquet d’émotion, de force. Il a été mauvais dans beaucoup de film ! Mais il y avait un truc dans le souffle, chez cet homme-là, qui était remarquable… Liz Taylor, aussi, avait ce courage, elle semblait avoir un rapport très direct et assez franc avec ses rôles… Des acteurs charnels, concrets. »
En 1997, vous aviez publié un livre intitulé Menteuse. Aujourd’hui, Viktoria, l’héroïne d’Une histoire d’âme, dit à un moment : "Je n’ai pas dit un seul mot de vrai depuis le début de notre rencontre"…
« Elle dit aussi : “Je parlais sans arrêt quand j’étais normale, et depuis que je suis enfermée, je ne parle plus, j’ai beaucoup de mal à parler…” J’adore ce passage ! Les gens qui parlent sans arrêt m'interrogent. Je soupçonne toujours les mots d’être manipulateurs, forcément, puisqu’ils ne sont qu’une interprétation. Il y a toujours une part de mensonge dans l’interprétation – et en même temps, c’est quelque chose de génial, l’interprétation, je suis moi-même une interprète ! On en revient aux paradoxes… Si j’ai appelé mon livre Menteuse, c’est qu’à la fin de ce texte dans lequel j’avais essayé d’être la plus claire possible dans ce que j’essayais de raconter, je me suis dit que si j’avais dit exactement le contraire, cela aurait été tout aussi juste… Je suis super-honnête, super-sincère, mais est-ce que je suis sûre de ce que j’avance ?
C’est vrai, la vérité est la question centrale du texte de BERGMAN. Il le dit lui-même : la vérité n’est rien, elle est vaine. J’adore ! J’adore pouvoir dire ça ! On a tous besoin d’une vérité à un moment, d’une vérité suprême pour se retrouver soi-même : les religions, les croyances… D’un côté, je n’aime pas m’enfermer dans une chose, ça ne me correspond pas, et en même temps, je ne peux pas non plus partir dans tous les sens… C’est ce balancement permanent, entre une chose et son contraire, qui permet de trouver l’équilibre. Une fois qu’on l’accepte, tout devient beaucoup plus facile à vivre. On en revient à Héraclite, l’harmonie des contraires, la pensée moderne... On retrouve tout cela dans le texte de BERGMAN : le va et vient entre la vérité et le mensonge, l’exaltation et la déprime, l’amour et la haine, la réserve et l’exubérance… C’est pourquoi ce texte m'intéresse tellement. Et pourquoi aussi je ne pense pas qu’il soit possible de l’aborder froidement, d’une façon qui ne soit pas intime. Bénédicte et moi, nous avons toutes les deux des raisons qui nous appartiennent de faire ça… C’est en se reconnaissant dans les autres qu’on arrive à prendre forme et à se faire soi-même comprendre. C’est pour cela que nous avons besoin de gens comme BERGMAN, qui formulent de façon très personnelle des choses qui peuvent être propres à chacun. Une histoire d’âme parle énormément de lui – de ce qu’il a vécu, de ses interrogations – et en même temps, c’est aussi un texte très féminin : les femmes ont un rapport avec cette dichotomie, avec ces paradoxes, qui est beaucoup mieux accepté, intégré. Les hommes l’ont sûrement aussi, mais disons qu’il y avait du travail à faire… »
Je trouve qu’il y a dans ce texte un rapport étrange avec la mort… Vous avez peur de la mort ?
« Je n’ai pas peur de la mort, mais j’y pense tout le temps, depuis que je suis toute petite. Elle est un compagnon de vie. Je n’aime pas du tout l’idée de mourir, mais alors pas du tout. La seule chose que j’ai comprise de la mort ne me plaît pas : le fait de ne ressentir plus rien, de ne plus pouvoir communiquer… Avec la mort, c’est tout mon système qui s’effondre, qui ne fonctionne plus. Voir un corps inerte, ce vide total d’émotions me semble incompréhensible… Voilà ce qui ne me plaît pas dans cette idée : le fait, justement, que je ne la comprends pas, moi qui aime comprendre, fouiller, aller au fond des choses…
Vraiment, il y a tout, dans ce texte de BERGMAN ! Tout est dit, tout est énoncé. Ce qui m’a frappée dès le départ, c’est qu'il contient énormément de choses, mais aucun effet. Notre travail va être de le rendre vivant, jouissif. Ne pas en faire quelque chose de dramatique, car ce n’est pas ça. Plutôt une sorte de mode d’emploi de ce par quoi nous sommes tous traversés en permanence. Le fait que ce soit un monologue empêche ce texte de sombrer dans d’interminables discussions métaphysico-philosophiques. Le monologue permet une totale liberté, il n’y a pas de code de conversation ou de système de pensée : Viktoria peut passer d’un thème à l’autre, et quelque part il y a plus de cohérence dans cette liberté-là… C’est du vécu, du ressenti, du spontané. Avec quelque chose même de presque enfantin. Et c’est tout. On se borne à constater des choses que l’on ressent. Et le monologue autorise cela, au sens où l’on doit être intelligent, et intelligible. Je pense qu’on y arrivera par le naturel, par la spontanéité de ce personnage, par la surprise et la liberté. »
Propos recueillis par Bénédicte Vigner
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