Interview d'ÉRIC VIGNER
L'ILLUSION COMIQUE n’est pas un choix innocent, c’est le début d’une aventure, c’est symbolique d’un passage entre une histoire et une autre. Le travail de la compagnie Suzanne M. s’est fait essentiellement à partir de l’écriture contemporaine. À un moment donné, j’ai eu le besoin de retourner à des valeurs, à des racines.
L'ILLUSION COMIQUE est aussi une pièce extrêmement moderne, c’est une pièce que l’on pourrait qualifier d’”entre ” ; entre un ancien théâtre et un nouveau théâtre. Ce nouveau théâtre n’est pas encore radicalement défini, il n’existe pas encore complètement, il est en train de se construire sur des valeurs humanistes. Je pense qu’il y a des gens, et CORNEILLE en fait partie, qui travaillent au bonheur de l’homme, qui travaillent dans le sens de la vie, d’autres pas, d’autres moins. Le génie de CORNEILLE c’est de partir de toutes les formes de théâtre dont il est le témoin, le dépositaire : la commedia dell’arte, la comédie italienne, la comédie, la tragédie, etc. Il fait naître de tout cet héritage un nouveau théâtre qui s’appellera plus tard le théâtre classique, par opposition au théâtre baroque, tout en sachant que le terme baroque n’apparaît qu’à la fin du XIXème siècle, que c’est une chose qualifiée à posteriori.
L'ILLUSION COMIQUE est une pièce de passage à tous les niveaux : au niveau architectural, le théâtre était plutôt dans la rue et il commence à rentrer à l’intérieur... CORNEILLE dit : ce qui nous intéresse ce n’est pas le divertissement pour le divertissement, ce n’est pas le plaisir pour le plaisir, ce qui nous intéresse, ce qui est plus important c’est l’homme, je vais placer l’homme au centre, ses préoccupations, je vais m’occuper de sa psychologie, je vais essayer de travailler sur le rapport du père et du fils par exemple qui est un rapport insoluble par essence. Il y a quelque chose de tout ça dans L'ILLUSION COMIQUE, dans le thème même de L'ILLUSION COMIQUE et ça se retrouve à tous les niveaux. Par exemple, ce thème : comment le fils peut vivre après le père, comment le fils peut devenir lui-même père, c’est une espèce de chaîne infinie, la chaîne de la vie quoi. C’est ce qui est intéressant dans L'ILLUSION COMIQUE, c’est à dire qu’il faut pardonner à son père et il faut que le père pardonne à son fils et à partir de ce moment là tout est possible, on peut continuer à vivre. L’histoire de L'ILLUSION COMIQUE c’est l’histoire d’un moment du théâtre où il faut obtenir le jour de cette représentation, au moment où ça se fait, le pardon. Toute la pièce, le théâtre doit faire advenir le pardon du père. Il y a une urgence, cela fait 350 ans, et même un peu plus, que Pridamant cherche son fils. Il est parti de son Rennes natal, de sa Bretagne natale et il cherche son fils de par le monde, depuis trois siècles et demi. Et puis, il arrive au théâtre de Lorient ou au théâtre de Nanterre, il arrive dans cette salle et en face de lui il y a le théâtre moderne, enfin il y a des gens qui font du théâtre aujourd’hui en 1996, et voilà. Et il va falloir qu’il accepte, non seulement qu’il accepte et qu’il en soit ému parce que pour Pridamant le pardon ne peut passer que par la catharsis, par l’émotion, par le sentiment. Si Pridamant ne pleure pas la mort hypothétique de son fils, de son fils jouant un seigneur anglais dans une pseudo tragédie et étant tué par un malfrat, un rival, ça ne marche pas. Toute la pièce c’est ça.
L’humanisme chrétien ?
Aujourd'hui, il y a une dimension supplémentaire à L'ILLUSION COMIQUE c'est justement cet "entre" supplémentaire, cette incapacité de choisir entre l'existence ou l'inexistence de Dieu. C'est L'ILLUSION COMIQUE nourrie de L'ECCLESIASTE vu par MARGUERITE DURAS. Un humanisme sûrement, mais chrétien je ne sais pas. On a besoin au théâtre aujourd'hui d'un espace de pardon, de quiétude, de mansuétude et de miséricorde. J’emploie des termes volontiers liés à la religion, peut-être à la religion chrétienne en particulier, mais il y a quelque chose de ça.
C’est à dire que l'on n'a pas besoin d'espace didactique, le théâtre n'a pas à être didactique, profondément, c'est ma façon d'envisager le théâtre. Je pense que le spectateur doit être amené exactement comme Pridamant à partager une expérience douce, une expérience du passage, une expérience de l'abandon. Il doit s'abandonner. On doit l'amener à s'abandonner. Il doit renoncer à la vie d'une certaine façon. Pridamant doit renoncer à la vie, il doit accepter la mort, c'est une espèce de passage entre les deux. À partir du moment où il aura pardonné à son fils, il pourra mourir tranquille, et le fils pourra continuer à vivre, à faire des enfants, à être lui-même un père et on continue comme ça...
Ce qui est transmis dans L'ILLUSION COMIQUE c’est une certaine façon d'envisager le monde et la vie. C'est ce qui me plaît dans cette pièce : c'est un espace de l'échange, un espace du pardon, de la passation, du relais, etc. Il n'y a pas d'affrontements entre les pères et les fils. Le théâtre est l'endroit où quelque chose se résout, où ils se disent qu'ils s'aiment. Tout d'ailleurs. Tout le monde pardonne à tout le monde! Lyse pardonne, Isabelle pardonne ...
Clindor est cette espèce d'être, en quête du sens de la vie, d'une vérité. Il cherche quelque chose, sans très bien savoir quoi. Il est comme CORNEILLE quelque part. Il cherche, il cherche dans toutes ces formes, il expérimente. Il fait jouer Matamore par exemple, c'est totalement le metteur en scène et l'auteur de Matamore, c'est les deux à la fois. Et puis, il voit que faire s'agiter cette marionnette issue de l'ancien théâtre, cette marionnette qui est liée à une ancienne culture, ça ne produit plus rien. Cela produit seulement du divertissement, de l'amusement naïf des enfants. Il n'a donc plus besoin de sa marionnette. Elle lui a servi à un moment donné lorsqu’il est parti de Rennes et qu'il a eu besoin d'un père spirituel, d’un père de théâtre. Il a eu besoin d'un père de théâtre et il a rencontré Matamore, ou Matamore l'a rencontré, je ne sais pas. Pendant un temps il en a eu besoin et maintenant il n'en a plus besoin, il le sait. D’ailleurs, c'est très beau cet échange, cette passation, cet abandon. Matamore quitte son rôle, enlève ses vêtements, se déshabille et disparaît pour laisser la place à Clindor. C'est évident. Le couple Matamore/Clindor, c'est un des liens comme ça, un des noeuds du fonctionnement de L'ILLUSION COMIQUE. Matamore c’est la figure de l'ancien théâtre, Matamore est celui qui tue les maures, le fameux capitaine de la commedia dell'arte. Mais ce sont ses derniers feux et il en est conscient, c'est ce qui est beau. C'est un personnage qui n'est pas innocent par rapport à ce qu'il joue.
C'est exactement ça L'ILLUSION COMIQUE : c'est le passage de l'illusion à la réalité. Il y a comme une invention du théâtre moderne dans cette pièce, d'une façon emblématique, très forte. CORNEILLE n’en est probablement pas complètement conscient, ne le sait pas à ce point là. Pour moi, il invente, il trace la voie, il ouvre quelque chose sur le théâtre qu'on va connaître après. Non seulement, il va inventer le théâtre classique, mais d'une certaine façon il va aussi inventer le réalisme, le naturalisme, il va inventer STANISLAVSKI, et BRECHT aussi. Il invente absolument tout le monde. C'est une glorification absolue du théâtre pour ce que ça a de nécessaire, d'absolu. C'est ce qui fait que le théâtre existe depuis la nuit des temps et existera jusqu'à la fin du monde, voilà. C'est tout ça L'ILLUSION COMIQUE et c'est pour ça que c'est un chef d'œuvre. C'est le théâtre par les sens. Le théâtre c'est le sujet même de sa pièce.
Comment vas-tu travailler ?
Aujourd’hui, avant les répétitions, on ne sait pas encore quel théâtre on va inventer. Mais, ce que l'on voudrait c'est retrouver avec le théâtre quelque chose qui soit lié à l'échange, à la vie tout simplement. Le problème du théâtre c'est qu'il doit être immédiatement perceptible et ça se décline sur une échelle comme ça à l'infini, c'est à dire que tu as la chose très simple, la fable, l'histoire que tout le monde doit comprendre et puis après, selon le degré de culture de chacun, le degré d'érudition de chacun, le degré de conscience du monde de chacun, ça se développe. Mais quand l'oeuvre est là, tout le monde fonctionne avec l'œuvre. Il ne devrait pas y avoir de problème. Ce n'est pas consensuel.
Il faut "inventer la vérité", c’est-à-dire trouver le médium juste. Pour ça, on ne peut faire confiance qu'à soi-même. Aller dans le sens du présent, trouver présentement, un an après c'est trop tard. La vérité que nous devrons inventer c'est la vérité de la représentation de L'ILLUSION COMIQUE maintenant. Il n'est pas question d'avoir un parti pris très fort, de monter un classique de plus en disant c'est un chef d'œuvre, le chef d'œuvre du théâtre baroque, je monte le chef d'oeuvre du théâtre baroque parce que ça parle du théâtre, du théâtre dans le théâtre. Peu importe que ça parle du théâtre dans le théâtre, le théâtre dans le théâtre n’est qu’un moyen pour arriver à quelque chose. Ce qui est intéressant c’est que ça parle de l'essence même du théâtre. L'essence même du théâtre, on la retrouve tout le temps et partout, dans SOPHOCLE, SHAKESPEARE... C’est un chef d’oeuvre, c'est une pièce ouverte quoi.
Alcandre c’est l'artiste, le poète, CORNEILLE lui-même, le metteur en scène. Alcandre amène ce père de la vie, ce père qui était dans la vie, à affronter, à regarder et à rentrer dans le théâtre. Alcandre présente des choses pour amener Pridamant vers un nouveau théâtre, vers le théâtre classique. Aujourd'hui, on ajoute une quatrième chose qui est notre temps à nous, notre temps moderne. Tout le temps, on verra ce que CORNEILLE a mis en place : Pridamant dans la salle, Pridamant invité à monter sur le plateau, Pridamant invité à tourner autour de cette représentation de L'ILLUSION COMIQUE qui nous est donnée aujourd'hui. En fait, la représentation est donnée pour nous et pour Pridamant, mais nous, il faut que l'on ait les deux choses en regard. Pridamant spectateur devient acteur principal. On s'est trompé, on s'est trompé sur tout. On croyait que les acteurs étaient les gens qui jouaient, en fait, les gens qui jouaient sont ceux qui vont rejoindre les spectateurs parce qu'ils sont pareils, qu’ils sont d'aujourd'hui. Ce sont des jeunes gens d'aujourd'hui qui font du théâtre. À la fin, ils vont quitter le plateau et ils y laisseront, ils y abandonneront le père : ce sera la fin de LA CERISAIE.
Et Alcandre ?
Alcandre, c'est BEUYS. C'est un artiste contemporain, un artiste humaniste contemporain engagé politiquement, artistiquement, qui a voué toute son œuvre à sa vie. Pour moi c'est BEUYS parce que BEUYS ça ne se quantifie pas, ça ne s'analyse pas, ça ne se décèle pas, ça ne se critique pas. C'est quelque chose que tu prends ou que tu ne prends pas, que tu sens ou que tu ne sens pas, tu ne peux rien y faire. Tu ne peux pas être face à un environnement de BEUYS et le considérer comme une chose plate. Ce n'est pas possible, parce qu'il faut que toi tu interviennes par rapport à l'oeuvre pour que l'œuvre existe. C'est comme ça. C'est une attitude poétique par rapport au monde. Pour que l'environnement de BEUYS marche, il faut que toi tu sois suffisamment ouvert pour le recevoir et suffisamment généreux pour influer sur l’environnement. C'est une sorte de va-et-vient, c'est comme l'amour. LACAN dit que l'amour est toujours réciproque : c'est vrai, moi je suis d'accord. Il l'est absolument ou il ne l'est pas. Sinon, c'est raté, on s'est trompé. L’amour est toujours réciproque, c'est vrai. Le théâtre, c'est un peu comme l'amour, c'est toujours réciproque.
Cette pièce ne parle que du sentiment amoureux tout le temps. C'est comme si tu avais des échelles sur lesquelles chaque thème se développe de plus à moins l’infini. Par exemple l'amour, il y a l'amour filial, la passion amoureuse, l'amitié, ... tu décris comme ça tous les stades de l'amour du plus au moins. Tout ça est développé dans L'ILLUSION COMIQUE. Il y a quelque chose qui se développe du plus au moins de la vie à la mort, du dedans au dehors, de la clarté à l’ombre... C'est pour ça que cette pièce est un chef-d'oeuvre. Et toutes ces échelles, ces forêts échelles entre les infinis, entre les plus l'infini et les moins l'infini c'est L'ILLUSION COMIQUE. Un boisseau d’échelles. Et l’on ne peut pas choisir. La difficulté de monter cette pièce c'est qu'il faut rester dans cet "entre", donc évidemment suivre son sentiment, suivre son appréhension poétique par rapport à l'écriture, c'est à dire non seulement savoir à quoi correspond cette écriture par rapport au XVIIème siècle, la comprendre, d'où ça se fait, d'où ça vient, ses références... Il faut donc savoir toute cette origine et en même temps, se laisser aller à une sorte de voyage à travers le XVIIe, XVIIIe, XIXe siècle jusqu'à maintenant, une traversée de toute l'histoire imaginaire que tu peux avoir par rapport au théâtre et par rapport à l'histoire des arts.
Peut-être que l'on en était exactement au même point au XVIIe siècle et aujourd'hui. En 1635, on était peut-être plus avancé que maintenant... Enfin, on était dans une période comme ça, une chose "entre". Dans l'histoire du théâtre c'est sûr, et aussi dans l'histoire de l'architecture. On quittait un monde ancien et on abordait un monde nouveau, mais il n'y avait pas de jugement de valeur ni sur l'ancien ni sur le nouveau. C'est ce que je trouve beau avec CORNEILLE, il ne dit par "merde" à l'ancien, il ne dit pas “ Oui j'ai raison, moi je sais, on va faire le nouveau théâtre ” ; il a un respect absolu de ses pères, il leur dit merci d’exister. CORNEILLE ce n'est pas “ ni Dieu ni maître ”, CORNEILLE, c'est et Dieu et maître. En même temps il leur dit "merci" et il les lâche. C'est très fort. Je trouve que c'est très beau, cette façon de dire “ je sais d'où je viens , voilà, merci d’exister ”.
Et la musique, ton travail avec la musique ?
La musique n'est pas un accompagnement musical, c'est un élément dramaturgique. J'ajoute un autre élément, je me raconte une histoire, mais ça en fait partie. On peut effectivement imaginer que la musique obéisse aux ordres d’Alcandre puisque tout ce théâtre est organisé pour que Pridamant éprouve la catharsis à un moment donné. La musique, l'éclairage, la scénographie en font partie. Ce qu'on va montrer ce sont des gens qui travaillent, c'est du théâtre qui travaille, ce sont des acteurs de 1995 qui ont une vingtaine, une trentaine d'années et qui travaillent sur la dramaturgie classique, qui travaillent sur le théâtre du XVIIe siècle. Ce que l’on va voir ce ne sont pas des gens qui représentent quelque chose suivant des codes établis, mais des gens qui cherchent. Comme CORNEILLE qui, pour arriver à la catharsis de Pridamant, s'autorise à ne pas être dans la logique de la dramaturgie classique qui est en train de se construire et de se rigidifier.
Ce qui est beau dans cette œuvre-là, ce qui en fait un chef d'œuvre c’est qu’elle échappe. C'est un caprice dans le sens premier du mot, dans le sens où ça échappe aux règles. C'est un monstre génial ! Donc, ce qui est important c'est qu'on arrive à cela, à ce que le spectateur du XXe siècle pense lui aussi que le théâtre est absolument nécessaire, qu’il en soit persuadé. Que le spectateur ait vécu le présent du théâtre et de la représentation comme une chose absolument nécessaire dans ce monde où tout va trop vite, où il n'y a plus d'endroits où l'on se retrouve, où l'on se regarde vraiment. On croit se regarder, mais on se trompe, on s'illusionne, on ne regarde que des ombres. Et le théâtre, c'est encore l'endroit où des gens de chair et d'os regardent d'autres gens de chair et d'os, il n'y a qu'au théâtre que ça se passe, il n'y a pas d'autres endroits où ça se passe. Et c’est parce que c'est la vie en face de la vie que ça se produit quelquefois ce miracle. Alors, comme CORNEILLE, je m'autorise tout ce que je veux puisque mon but c'est d'arriver à dire encore une fois que le théâtre est absolument nécessaire et moral. Moral, au sens où c'est bon pour l'homme, pas dans le sens du bien ou du mal. Les acteurs que j’ai choisis sont des personnalités, des êtres humains qui partagent la même philosophie pour la plupart, ce ne sont pas seulement des acteurs performants.
La scénographie ?
La scénographie est acteur du spectacle, ce n'est pas la toile de fond devant laquelle vont évoluer les acteurs. La scénographie est un acteur totalement à part entière qui joue vraiment, qui évolue, qui se transforme. Ce qui est beau dans le travail avec CLAUDE CHESTIER c'est qu'il construit des espaces de plus en plus ouverts avec un intérêt très particulier, très intéressant sur la matière, le matériau qu'il utilise. Il se comporte comme un sculpteur contemporain. Il ne fait pas de décors. Il crée des espaces qui évoluent par l'action que les acteurs auront dans cet espace, ce sont les acteurs eux-mêmes qui vont laisser les traces. Il faut toujours penser que lorsque tu commences il n'y a rien, c'est le premier jour du monde. Et tout à coup, il y a un acteur qui arrive et c'est là que ça commence, et il commence à raconter une histoire. Puis, sur ses pas, dans ses empreintes, un autre va creuser quelque chose, va reprendre un thème, en retrouver la trace ; et puis suivra un autre acteur, puis un autre... À la fin, tout cela aura créé de la mémoire, de la vie et l'histoire. Et puis le lendemain on recommence, et tous les jours comme ça... Il n'y a pas de revendications dans cette pièce, c'est ce qui me plaît, rien n'est didactique. Tout est là. Ce qui est dit est déjà tellement fort que l'on ne peut surtout pas y ajouter le geste, ni la vindication.