Inventer l'avenir · Entretien avec Eric Vigner · 1996
- Description du doc
- Identité du doc
- Références aux autres types de contenus
- Source et propriété intellectuelle
- Archivage
Description du doc
Entretien avec ÉRIC VIGNER
"Faire de soi quelque chose de nouveau, et en faisant de soi quelque chose de nouveau faire aussi quelque chose de nouveau avec les autres hommes" Cette phrase de Beuys, (cet artiste allemand), mise en exergue de la première du CDDB-Théâtre de Lorient, cette phrase est-elle élitaire?
Cet artiste qui désire inventer l'avenir avec les autres hommes travaille t-il pour lui-même à l'édification de sa gloire propre? Si l'artiste vit chaque jour avec la conscience du monde dans lequel il se trouve, il le vit avec la conscience des autres. Son but n'est pas de changer les choses et de nier le passé mais d'inventer l'avenir. Ne pas travailler pour soi, mais travailler pour l'enfant qui va naître. L'artiste comme chaque homme, comme chaque femme qui se préoccupe de l'avenir de l'autre, de l'avenir de l'enfant y travaille à sa façon. Le théâtre n'est pas profondément, initialement, une activité élitaire réservée à une élite, une classe qui viendrait au théâtre pour se reconnaître seulement dans l'appréhension d'une culture pré-digérée par des années d'apprentissage (culturelles). Le théâtre est, et a toujours été un endroit de la reconnaissance de l'autre et à travers la reconnaissance de l'autre, de l'étranger, de l'exclu, du laissé pour compte, la reconnaissance de soi, naturellement.
D'où venez-vous?
Ma famille du côté maternel et du côté paternel est d'origine paysanne depuis des générations. Ma famille n'a jamais été au théâtre et je le regrette parce qu'ils pensaient qu'ils n'étaient pas assez cultivés pour comprendre; ce n'était pas une question d'argent; de l'argent, on en avait pour d'autres plaisirs; c'était une question de culpabilité, de ce qu'on pourrait appeler la culpabilité de classe, je ne sais pas donc je ne connais pas, pourtant ils connaissaient la nature, l'animal, ils avaient une connaissance intime de la vie, de la terre, des saisons, du vent...Ils pouvaient le regarder pendant des heures, des jours et des nuits entières.
C'est de là que je viens, et quand je travaille au théâtre (parce qu'il ne faut pas croire qu'on ne travaille pas au théâtre, on travaille énormément , dix à 14 heures par jour) on travaille pour l'autre avec le désir que l'autre, celui qui soi-disant ne sait pas, ne comprends pas, que celui là vienne, s'assoit, regarde et écoute comme la première fois où il a regardé la mer. Notre travail n'existe que dans et par le regard de celui qui viendra au théâtre le soir.
Pourquoi avez-vous décidé d'inaugurer le CDDB avec l'Illusion Comique la saison passée?
Dans cette époque où le mépris de l'autre est la mesure, le lieu du théâtre est celui de la réconciliation. C'est pourquoi j'ai décidé d'ouvrir le CDDB avec L'Illusion Comique le 12 janvier 1996. Cette Illusion a été vue dans toute la France par plus de 45 000 spectateurs; et dans cette Illusion il y avait cette idée qui était défendue, cette seule idée qui nécessite que je fasse tous les jours du théâtre , qu'il faut pardonner à ses pères pour inventer l'avenir, que le mépris et l'ignorance de l'autre n'ont jamais fait advenir que les guerres et la mort et qu'il était déjà très tard pour l'avenir, alors il faut se dépêcher; sur les 45 000 spectateurs, tous n'ont pas eus cette idée, ou ne l'ont pas ressentie ( et puis chaque représentation est différente) mais il aura suffit d'un seul pour légitimer l'existence et la nécessité du théâtre.
Je suis souvent en butte avec les politiques pour ces raisons-là. L'avenir, ça se prépare ensemble et je regrette quand ils n'arrivent pas à se mettre ensemble "pour faire quelque chose de nouveau avec les autres hommes" par peur, par ignorance ou par lâcheté. Nous avions un projet avec Alain Desnot qui était de créer un festival d'été de théâtre sur l'ensemble du Pays de Lorient; il n'a pu aboutir cette année après un an et demi de rencontres. Tant que l'ensemble des "acteurs" d'une ville, d'un département, d'une région et d'un état ne se mettent pas ensemble pour élaborer sur le désir un véritable projet, l'avenir est en danger; la construction de l'avenir se base sur l'accord, seulement, sur la reconnaissance du désir humaniste de l'autre, si l'on ne peut reconnaître ce désir, le monde est en danger, la démocratie même est en danger. Le théâtre est un des premiers endroits d'observation des fissures qui sapent les fondations de l'avenir du monde. Le théâtre n'est pas un lieu, je le répète, de la digestion d'un programme culturel; il faut qu'il soit un lieu de création où des auteurs, des acteurs viennent travailler chacun à leur niveau sur cette idée de la construction d'un avenir possible. La saison passée, trois équipes de création se sont arrêtées à Lorient et l'année prochaine, ce sera la même chose, parce que la vie se trouve là, principalement, dans la création. Celà n'empêche en aucune façon d'accueillir la Comédie Française, pour la première fois depuis très longtemps, et avec un très grand plaisir, ou le metteur en scène de renommée internationale Peter Brook et de venir se divertir avec Eugène Labiche. Cette année, nous ouvrirons le théâtre, le 15 octobre avec un spectacle comique sur le pourquoi de l'art, à partir d'un procès qui a eu lieu en 1926 entre le sculpteur Constantin Brancusi et les Etats-Unis. Ce procès raconte l'opposition d'un état et d'un artiste sculpteur à propos d'une sculpture L'Oiseau dans l'espace qui n'était pas considérée par les Etats-Unis comme une sculpture et comme une oeuvre d'art. Sur le mode poétique et humoristique ce spectacle qui a été créé pour le cinquantième festival d'Avignon, dans le Palais des Papes, pose aujourd'hui la question de la nécessité de l'art et par conséquent de la nécessité du théâtre, de la forme qu'il doit revêtir et de son existence. C'est un spectacle polémique, qui je le crois, comme à Avignon suscitera de nombreuses réactions.
Les Tarifs?
L'abonnement du théâtre de Lorient est l'un des moins chers de France, pour permettre au plus grand nombre de venir au théâtre.
Tous les grands projets artistiques qui constituent la mémoire du monde aujourd'hui se sont faits sur des alliances entre des politiques et des artistes. L'artiste a d'abord imaginé, rêvé un projet fou et le pouvoir lui a donné la possibilité de le réaliser ; ainsi ce n'est pas parce qu'on a construit LA SANTA MARIA que Christophe Colomb à découvert l'Amérique, mais bien parce que Christophe Colomb avait rêvé l'autre monde qu'on a construit la Santa Maria pour le découvrir. L'autre Monde, ce n'était qu'une rêverie, une chimère ; rien n'était devenu réalité, voilà ce qu'est le processus artistique et la création; l'artiste est quelqu'un qui rêve à des choses qui n'existent pas encore dans la réalité mais qui sont sur le point d'exister. C'est imminent. L'artiste invente le monde mais il ne peut pas le faire seul ; Il lui faut la croyance et la force d'autres hommes qui maîtrisent d'autres machines.