Le Monde · 14 septembre 2002 · SAVANNAH BAY (Comédie-Française)
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Le Monde
14 septembre 2002 · Jean-Louis Perrier
ÉRIC VIGNER et MARGUERITE D. se sont connus, se sont reconnus
"UNE HISTOIRE d'amour..." C'est lui, ÉRIC VIGNER, metteur en scène de SAVANNAH BAY à la Comédie-Française, qui qualifie ainsi en souriant son "histoire" avec DURAS. Celle de deux personnes qui se reconnaissent avant de se connaître. Une histoire qui aurait commencé longtemps avant leur rencontre, depuis ce jour où il s'est demandé : "Qui est MARGUERITE DURAS ?" Il avait découvert l'écrivain, il allait rencontrer la femme, et la femme et l'écrivain seraient "la même chose" . Depuis, les preuves de l'histoire commune de l'écrivain et du metteur en scène se sont accumulées. ÉRIC VIGNER avait donné le nom de Suzanne M., sa grand-mère maternelle, à sa compagnie, avant de faire connaissance avec MARGUERITE D. Le rapprochement entre les deux femmes s'est imposé : "Suzanne est aussi le personnage de Barrage contre le Pacifique, et Suzanne, c'est MARGUERITE. Ma grand-mère aurait pu être une de ces femmes libres, capables, comme dans Barrage, d'embarquer ses enfants au bout du monde."
ÉRIC VIGNER fait sa première mise en scène, La Maison d'Os, de Roland Dubillard, dans une usine désaffectée (1991), quand Marcel Bozonnet, directeur du Conservatoire, lui demande d'animer un atelier et suggère de travailler sur DURAS. ÉRIC VIGNER a une image incertaine de DURAS. Il file chez sa soeur, Bénédicte, durassienne intégrale. Au hasard, il tire un livre du rayon. La Pluie d'été s'ouvre sur la réplique, définitive, du jeune Ernesto à son instituteur : "Je ne retournerai pas à l'école parce qu'à l'école on m'apprend des choses que je ne sais pas" ÉRIC VIGNER se dit : "Avec cet enfant qui sait toute la culture du monde et balade son Ecclésiaste, je vais pouvoir travailler sur l'apprentissage et la connaissance." Le côté hybride de La Pluie d'été, phrases, dialogues de film, récits, le porte.
Le dramaturge FRANÇOIS REGNAULT l'emmène aux Roches-Noires, à Trouville (appartement 27). Il est dans l'ombre quand la porte s'ouvre, DURAS le désigne à FRANÇOIS REGNAULT : "Lui, je le reconnais." Voiturage jusqu'au pont de Tancarville, sous une pluie d'été, comme dans un film. ÉRIC VIGNER croit "à ces choses- là". DURAS viendra voir son atelier au Conservatoire, et quand le metteur en scène recrée le spectacle dans un ancien cinéma de Lambézellec, l'auteur de L'Amant s'est glissée sur les sièges de skaï rouge entre les lecteurs du Monde invités à la première. Suivent une virée nocturne dans les bistrots brestois, et un séjour prolongé. Echanges : la politique, la guerre, Mitterrand, les livres. "Oui, nous nous étions reconnus." En partant, DURAS lui "donne" Hiroshima mon amour.
"Nous étions entrés dans cette famille, dit ÉRIC VIGNER. Elle était heureuse de La Pluie d'été. Je crois que ça lui a redonné une sorte de souffle, de voir ces jeunes acteurs la dire à rebours de l'image sectaire qui pesait sur elle." Depuis, Hiroshima reste en attente. Il n'y a pas renoncé. Il est allé au Japon, auditionner des comédiens japonais. Un jour, il faudrait jouer dans la base de sous-marins de Lorient, "parce que Lorient, c'est l'Orient". Entre-temps, il a dirigé une lecture de La Douleur, avec Anne Brochet et Bénédicte VIGNER. Puis, en 2001, mis en scène au CDDB de Lorient La Bête dans la jungle (adaptation par DURAS de la pièce de James Lord, d'après Henry James), avec Jean-Damien Barbin et Jutta Johanna Weiss (reprise notamment à la Maison des arts de Créteil en mai 2003). Pour lui, SAVANNAH BAY est un écho à La Bête dans la jungle, le couple de l'une répondant à celui de l'autre.
"MATIÈRE LITTÉRAIRE EN MOUVEMENT"
Son impulsion pour SAVANNAH BAY naît d'une feuille punaisée au mur de la demeure viennoise de Jutta Johanna Weiss. Un extrait de la pièce en gros caractères siglé Editions de Minuit. ÉRIC VIGNER aurait voulu voir jouer la jeune comédienne au Deutsches Theater avec Inge Keller, vieille actrice, dépositaire de l'histoire de Berlin. Entendre "comment ça résonne entre elles" .
En fin de compte, ce seront les résonances entre CATHERINE Samie et CATHERINE Hiegel, à la Comédie-Française. Toute une histoire, là aussi. "Dans la façon de travailler sa voix, CATHERINE SaMie est dépositaire d'un art du théâtre qui n'a rien à voir avec celui de CATHERINE Hiegel. Le professeur de CATHERINE S. était Béatrix Dussane, alors que CATHERINE H. dirait plutôt : "Je ne sais rien, moi, je n'ai jamais rien appris... Je ne retournerai pas à l'école parce qu'à l'école on m'apprend des choses que je ne sais pas."
Cet été, durant la suspension des répétitions, ÉRIC VIGNER est allé chercher la lumière de SAVANNAH BAY au-dessus du Mékong, lorsque le fleuve de boue rose se dissout dans la mer. En écoutant la langue, sa concision, sa musique, il a compris l'écriture de DURAS, une tonalité qu'il s'agace de voir réduire au sens : "Cet Orient est dans la voix, magnifique, d'Emmanuelle Riva dans Hiroshima mon amour. L'écriture de DURAS est intemporelle. SAVANNAH BAY, pour moi , n'est pas une pièce". Cela est dit : "On vous a écrit cette pièce de théâtre ? Finalement on aurait pu faire un film, on aurait pu faire un livre." On est face à une matière littéraire en mouvement."
Voilà ce qui intéressait ÉRIC VIGNER dans l'entrée au répertoire de DURAS : "Y introduire ce processus d'écriture, dans une oeuvre ouverte. Parce qu'on en a besoin. On n'a plus besoin du sens, de ce que ça veut dire ? le théâtre politique m'intéresse peu parce qu'il est généralement politicien et pas politique ; ce qui m'intéresse, c'est le théâtre poétique parce qu'il contient tout. Dans La Vie matérielle, parlant d'une pièce de Racine, DURAS dit : "Le metteur en scène c'est Racine, la salle c'est l'humanité"; là, d'une certaine façon, le metteur en scène, c'est elle, DURAS, l'alchimie se fait dans le choix du lieu, des actrices, et du temps passé à fréquenter l'oeuvre ensemble."
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