Études · Décembre 2002 · SAVANNAH BAY (Comédie-Française)
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Études
Décembre 2002
Un rideau de perles de cristal, blanc, rose et or, chatoie et frémit, au milieu du décor, comme la respiration même de la mer, invisible au loin. Une vieille dame, une actrice nommée Madeleine, habillée d'une robe théâtrale, chantonne tout bas, face au public, les paroles écrites pour Edith Piaf: "C'est fou c'que j'peux t'aimer, C'que j'peux t'aimer, des fois, des fois, j'voudrais crier... " Interrogée par une jeune femme qui surgit à ses côtés, elle revit, comme en rêve, les souvenirs d'un amour vécu autrefois. Elle avait seize ans, c'était au Siam, près de la mer, à Savannah Bay. La jeune femme lui parle à mi-voix, comme son écho ou son ombre'.
Madeleine a joué tant de rôles - Antigone, Phèdre... -, tout se mélange dans sa mémoire. L'histoire qu'elle raconte est-elle vraie ou fausse? À demi-vraie? À demi-fausse? Il s'agit d'un amour dans l'eau de la mémoire, une blessure pourtant toujours vive, une nostalgie inguérissable. La voix revient souvent en arrière, le temps se renverse, les époques se confondent.
La jeune femme chante:
"Si jamais tu partais
Partais et me quittais
Je crois que j'en mourrais
Que j'en mourrais d'amour..."
La mort n'a jamais été loin de l'esprit, du coeur de Madeleine: "La mort. Je saurai comment vouloir. Pendant des mois il m'est arrivé de mourir chaque soir au théâtre. C'était à l'époque d'une très grande douleur..."
Il lui semble reconnaître en la jeune femme un visage effacé. "Vous êtes la fille de cette enfant morte. De ma fille morte." Elle caresse l'air, l'absence. "Vous êtes la fille de Savannah." Elle se révolte par instants, se ferme, ne veut plus voir personne. Puis se retourne vers la jeune femme qui reste pleine de douceur, et lui lance: "Mais toi... qu'est-ce que tu deviendras sans moi?...", confondant sa présence avec celle de son enfant disparue:
"Mon enfant... ma beauté...", cette petite enfant qui ne voulait plus vivre, et qu'elle revoit derrière ses yeux clos, cette enfant promise à la mort, dès avant sa naissance. "Elle est partie depuis le commencement du monde en prévision de vous seule", murmure la jeune femme. On frôle ici de grands secrets.
De nouvelles images évoquent alors les sources de l'histoire, des images qu'entoure un brouillard lumineux, semblable à ce sfumato cher à Leonard de Vinci.
Une pierre blanche: pour l'atteindre, il fallait nager au milieu de la mer; une pierre blanche à fleur d'eau, que la houle recouvrait d'un remous imbibé de soleil. C'étaient les vacances, l'enfant (quelle enfant?) très jeune nageait loin. Elle a disparu. Un homme crie, sur la pierre blanche. La petite forme, dans son maillot noir, reparaît. Deux sourires se joignent, terribles, à ne pas regarder, comme si, "pendant un moment très court, on pouvait mourir d'aimer". Cela se mêle au théâtre, dans toutes les villes où Madeleine jouait, et chaque soir alors revenait l'image de la pierre blanche, les yeux bleus de l'adolescente. "Entre elle et lui, il y a cette couleur bleue, cet espace de la mer lourde, très profonde et très bleue." Les regards s'étreignent avant les corps. "Pour la première fois, ils se voient. Ils voient. Sous le regard, à perte de vue, ils voient." Qu'est- ce qui est atteint ici, découvert, à la fois menaçant et lumineux? "La mort se pressentait déjà dans son rire léger; ils disent: un rire comme l'air." Les mots les plus simples, les plus purs, évoquent une expérience mystérieuse, une envie de mourir au coeur de la plus grande vie possible, de la douceur ineffable d'aimer, de l'étreinte tranquille qui supprime la peur de mourir, parmi les joncs et les nids d'oiseaux de mer. Une éclatante mélancolie, autour de cris, de chants inaudibles, et de la rumeur bleue de la mer.
Est-ce une histoire rêvée, racontée au théâtre? Une voix crie, murmure doucement, appelle sur la mer: Savannah. "Comment voulez-vous comprendre des gens comme ça, qui ne s'adressent qu'à l'un l'autre face à l'Eternel ?" On ne peut raconter cela au théâtre. La salle est pleine, attend. "C'est un instant d'infinie douleur." Le soir de toute une vie déploie ainsi ses soieries sur la mer (quelle mer ?), au seuil d'un infini qui n'a pas trouvé de nom. Le monde, sans doute, va disparaître, et il ne restera que la trace d'un pied nu sur la plage de la mémoire. Mais la voix demeure, et la source de la voix, alors que le désir, la tendresse et la mort entrecroisent leurs rayons empruntés à un soleil qui n'en finit pas de descendre. Une cendre dorée recouvre insensiblement l'immensité des choses. Oui, reste la source de la voix. Sans doute ce que l'on appelle une âme...
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