Le séminaire "Le secret de l'acteur et les jeunes metteurs en scène" qui s'est déroulé au Théâtre de l'Odéon du 1er au 12 décembre 1990 était l'occasion de confronter dans un lieu mythique quarantes jeunes metteurs en scène (sélectionnés par l'Académie) à des acteurs - souvent accompagnés de metteurs en scène - qui se sont imposés sur les scènes européennes. Ils étaient réunis autour d'une question limite : le secret de l'acteur.
De ces rencontres quotidiennes sont nées des interrogations qui nous ont incité à prolonger notre réflexion autour de la nouvelles mise en scène. Ainsi, nous avons proposé un deuxième séminaire intitulé "Jeunes metteurs en scène et dramaturges : écriture d'aujourd'hui".Il s'est déroulé à Avignon (pendant le festival) du 08 au 12 juillet 1991. Cette fois-ci, l'Académie a réuni onze metteurs en scène, sept d'entre-eux avaient déjà participé au séminaire de l'Odéon.
Un des fondements de ces rencontres était de constituer quotidiennement avec les onze metteurs en scène un groupe de réflexion susceptible de concevoir des projets multiples qu'ils pourraient réaliser avec l'Académie.
Ces metteurs en scène étaient aussi supposés assister par groupe de deux aux répétitions des chantiers ouverts de Théâtre Ouvert - co-produits par l'Académie - qui proposaient à cinq metteurs en scène d'élaborer en un temps limité une mise en jeu, l'ébauche d'un spectacle. Malheureusement cette rencontre n'a pu réellement se réaliser quotidiennement, certains metteurs en scène invité par Théâtre Ouvert refusant - souvent à juste titre - un regard extérieur pouvant perturber le déroulement des répétitions.
Outre des invitations quotidiennes aux spectacles du festival In et la possibilité d'assister à tous les spectacles du Off les onze metteurs en scène invités pouvaient assister à des manifestations co-produites par l'Académie (rencontre avec Heiner MÜLLER, Bandes de Théâtre, La Méditerranée et ses Théâtres, ...).
SERGE SAADA : Aujourd'hui quel souvenir as-tu des réunions quotidiennes que nous avons eues à Avignon ?
ÉRIC VIGNER : Ces réunions étaient l'occasion de se rencontrer entre metteurs en scène qui ont envie de faire du théâtre aujourd'hui. On a appris à être un peu plus à l'écoute de l'autre, plus indulgent. Si nous sommes des artistes et si nous avons un point de vue sur le monde et sur l'art qu'on est en train d'exercer les désaccords sont inévitables. De la discussion, des désaccords et des contradictions naissent des certitudes ou du moins des semblants de certitude. C'est ce qui m'a intéressé car cela à souvent permis de se positionner par rapport à l'autre.
SERGE SAADA : Selon toi, est-ce que c'est possible de parler de son travail en groupe ? Dans cette optique, les metteurs en scène sont-ils parvenus à concevoir un projet commun ?
ÉRIC VIGNER : Non, je crois que personne n'a parlé de son travail parce qu'on ne peut pas en parler. Je sais que c'est souvent ce que je veux éviter : en parler. Je peux "parler autour", des anecdotes, du premier jour de répétition, de petites choses un peu sensibles, mais au-delà c'est toujours très difficile. À ce propos je dis souvent une phrase de Jouvet : " ... Comprendre c'est sentir éprouver ...". Ce qui m'intéresse c'est sentir.
SERGE SAADA :Quelle formation as-tu toujours eu envie de recevoir ? Au point où tu en es dans ton itinéraire artistique de quoi as-tu besoin ?
ÉRIC VIGNER : Ma formation ne passe pas par la littérature mais par la peinture et son apprentissage. J'ai une expérience plastique c'est à dire prendre un pinceau, une toile, prendre de la glaise, des bouts de chiffon, de carton, de papier, les coller ensemble et répondre ainsi aux questions posées. C'est cela qui m'a amené au théâtre. Après j'ai découvert des textes et la mise en scène est venue tout naturellement. Aujourd'hui j'ai besoin d'avoir le temps de découvrir, de voyager, de rencontrer des gens mais que tout cela se déroule calmement, qu'on ait le temps de se perdre, de ne plus savoir ou l'on est, d'avoir peur.
Avant une nouvelle mise en scène je me charge comme une pile, après, je suis toujours épuisé. Il me semble qu'un metteur en scène qui est plongé dans son travail et qui fait quatre mises en scène par an n'a plus le temps de regarder le monde. J'ai constamment besoin de cette expérience de la vie et des choses. Ainsi, mon problème n'est pas que l'Académie fasse quelque chose pour moi. Je veux même qu'elle ne fasse absolument rien. Seulement si elle me permet d'aller voir à Moscou le travail de Vassiliev sur "l'Idiot" de Dostoïevski, si elle me permet d'y aller avec des copains qui pensent autrement et qui par moment pensent comme moi, je suis intéressé.
À Avignon, les moments les plus beaux c'était quand même les dernières soirées à l'hôtel de la Mirande ou j'ai discuté avec Moïse Touré de son projet alors qu'on avait passé quinze jours ensemble sans en parler une seconde. La rencontre avec Moïse va me servir dans mon travail. Si on va à Moscou, il y aura forcément quelque chose du travail avec Vassiliev qui restera. De plus comme mon prochain spectacle est sur l'armée, il est certain que ce voyage va m'influencer. Quand on a lu tout Tchékhov où les "Irina", les "Olga" veulent toutes aller à Moscou, comme Rimbaud tu prends ton baluchon et tu t"en vas.
SERGE SAADA : Est-ce que tu as réfléchi à d'autres actions que l'Académie pourrait réaliser ? Par exemple autour de la scénographie ou de l'éclairage ...
ÉRIC VIGNER : J'aimerais rencontrer la scénographe de Bergmann. J'ai adoré le décor du "Roi Lear" qu'il était venu présenter à l'Odéon.
Je crois que le plus important c'est de voir le théâtre des autres. J'ai eu la chance de voyager beaucoup avec "Elvire Jouvet 40" et j'ai vu des mises en scène partout dans le monde : Tabori et Peymann à Vienne et des spectacles en Amérique du Sud. C'est ce qui m'a le plus appris.
La rencontre privée avec Heiner Müller à Avignon était très intéressante et c'était formidable de prendre le thé avec lui. En même temps ce qui m'apporte le plus c'est de voir ses spectacles, lire ses pièces ...
SERGE SAADA :Dans la conception du projet commun nous avons souvent évoqué le rapport qu'il aurait au spectaculaire, s'il fallait ou non montrer le travail collectif. Qu'en penses-tu aujourd'hui ? Et quel regard portes-tu sur l'axe
confidence -- dévoilement ?
ÉRIC VIGNER :Dans mon travail ce qui m'intéresse toujours c'est la confidence, le secret. Si pour le spectacle "La maison d'os" nous allons nous enterrer sous l'arche de la défense c'est aussi pour susciter du désir par rapport au secret.
De façon plus générale j'aime beaucoup les contextes confidentiels. Je crois que c'est formidable de réunir quelques metteurs en scène dans le privé et de parler. D'autre part je ne crois pas qu'il faille montrer du travail commun. Ce serait faire comme tout le monde, encore une fois "prouver" pour qui ? Pourquoi ? Devant qui ? Le travail artistique s'élabore en fonction du désir de chacun. Je n'ai pas forcément envie d'aller travailler devant mes camarades. Après Avignon je me suis souvent posé ces questions par rapport à l'Académie. Dans "la maisons d'os" un personnage dit "ma maison... mes désidérata car il faut que je me ressaisisse ... ma maison sur ma table, décision ... mes engagements antérieurs".
Quand je suis revenu à Paris je me suis un peu dit la même chose parce que j'avais oublié tout d'un coup ma quête et mes désirs artistiques. Ce qui est intéressant dans l'Académie c'est la rencontre, la convivialité au bon sens du terme. Par exemple cinq metteurs en scène qui partent ensemble à Moscou et qui après indépendamment de l'Académie font des spectacles cela me semble suffisant. Je ne suis pas fasciné par la situation de travail à tout prix. Peut être qu'à Moscou on pourrait juste tenir un journal, un carnet de voyage ... Si l'Académie laisse dans la tête des souvenirs qui vont après porter chacun dans son travail c'est déjà merveilleux. Encore une fois ce que je préfère c'est l'aspect convivial. J'aimerais bien avoir les moyens d'accueillir les spectateurs comme dans ma maison, qu'ils s'y sentent bien. Dans mes rêves l'Académie n'est pas une école de metteurs en scène, c'est plutôt un café viennois. De ce fait les résultats de l'Académie seront toujours secrets et c'est ce qu'il faut
conserver.