La Montagne
10 octobre 2002 · R.D.
Duras? James? Lord ? Non, VIGNER ! Mais aussi JUTTA JOHANNA WEISS et JEAN-DAMIEN BARBIN, plus que comédiens : acteurs au-delà des jeux du désamour et dans la mort.
Un léger glissement sémantique aidant une traduction un rien aléatoire, et LA BÊTE DANS LA JUNGLE a pour cadre le château de "la Fin des Temps" (Weatherend). Les hasards ne sont jamais fortuits. Les Grecs en avaient fait un Dieu. Et le Destin ne s'impose à nous que si l'on fait appel à ses services. Distorsion stoïcienne mâtinée de cynisme qu'aurait pu épouser Catherine, l'héroïne.
Et rien ne dit qu'elle ne l'ait déjà fait lorsque John l'aborde. Hypothèse qui ferait d'elle ce monstre dévorant dont on attend l'avènement. Pour aborder sa Lorelei John use de ficelles usées jusqu'à la corde. Bien évidemment qu'ils se sont rencontrés ! Mais Catherine reprend dans l'instant l'avantage et fixe les règles de l'approche en conduisant l'infortuné et pitoyable héros à sa perte. C'est- à-dire en le renvoyant à sa propre vacuité.
" Si moi je désire que vous ne soyez pas ! En prononçant cette phrase terrible dès le départ, elle scelle le sort de son platonique amant. À elle seule, elle incarnerait les trois Moires. La scène où telle Clotho, elle délace le vêtement de son compagnon, déroulant par là même le fil de son destin, en est prémonitoire.
Elle le terrasse avec la froide détermination d'une mante religieuse dévorant le mâle, lui ouvrant symboliquement la cage thoracique comme un entomologiste dissèque un coléoptère. Lui tentera plus tard de renouer ce lien qui l'attache à la vie, en essayant cette fois-ci de fermer la robe de sa monstrueuse compagne. Aveugle et velléitaire, il ne comprendra pas l'ultime mise en garde. Mais n'est-il pas déjà trop tard ? Qui aurait pu le rendre maître de sa moira cette part qui lui ap- partient, si ce n'est lui-même ?
D'un dialogue éminemment durassien qui réduit l'action à quelques scènes d'une suffocante quotidienneté, Éric VIGNER parvient à une complète et spectaculaire métamorphose en retournant cette absence, et en peuplant ce vide de la fantasmagorie d'un ahurissant décor habité de musiques, de sons, de bruissements et surtout de cette prégnance des sentiments et des sens des deux personnages.
VIGNER ne s'enferme pas dans une forme unique. Pas plus qu'il ne nous en impose la contrainte en étouffant ce texte surprenant et proliférant, dans la nudité de ses non-dits. Il y du Pelléas dans le lyrisme glacé et distant qu'il exacerbe avec une solennité à la fois aérienne et oppressante, sourdement mortifère. Debussysme omniprésent dans les déplacements, dans les multiplications des signes annonciateurs de la tragédie.
Et puis, la dramaturgie touche à son paroxysme dans la scène de l'anniversaire qui bascule dans l'effroi de l'extravagance. On sait alors qu'Atropos, Moires la plus implacable, a coupé le fil. La parodie de ces longues dionysies où l'un s'enivrait de la duplicité de l'autre s'achève. Les portraits, derniers témoignages du monde des vivants, sont retournés ou s'effondrent.
Le décor est une nouvelle fois bouleversé sur une troisième (ir)réalité. JUTTA JOHANNA WEISS et JEAN-DAMIEN BARBIN change une ultime fois de peau. Ils s'épousent en de scandaleuses noces jamais consommées, afin de mieux s'observer, se fuir, et nous compromettre. Ils rendent coup pour coup à cette trompeuse apparence des choses, et vivent trait pour trait cette tromperie de l'apparence qui est notre réalité cachée, niée. Ce faux semblant qu'ils nous révèlent comme seul issue à l'existence, jusque dans le doute. Seuls des acteurs de cette trempe étaient capables de nous le faire comprendre.