Cassandre · Janvier 2002 · LA BÊTE DANS LA JUNGLE
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Cassandre
Janvier 2002 · Christophe Deshoulières
Les repères culturels sont brouillés? On ne sait plus quoi dire et même comment le dire? Tant mieux: malgré l'aigreur des profs livrés au désordre social et à l'aphasie théorique, le théâtre en profite pour vivre le miracle.
Dérisoire, un signe l'est. Novembre, décembre: La pire saison pour les dépressifs chroniques (et le chroniqueur mélancolique) devient, d'année en année, la meilleure pour le spectacle vivant - y aurait-il un rapport de cause à effet ? Entre le mal de vivre de journées de plus en plus courtes, sombres, froides et bêtes, et la beauté de soirées de plus en plus longues, intelligentes et belles?
Oui, quelle belle saison ! Je ne me sens plus vivre que la nuit, quand mes mains se réchauffent en applaudissant avec passion James & Duras selon Vigner, Claudel selon Jocelyn, MAEterlink selon Beaunesne, Jules Romains selon Villégier, Tom Waits selon Wilson et Brook selon Brook... Mais le jour, c'est tout froid, mes doigts se figent au-dessus du clavier de l'ordinateur au lieu de torcher des papiers gris qui rendraient compte des miracles artistiques divers (et inégaux) que ces spectacles inattendus - inespérés pour certains - produisent. Paradoxalement, la foi nouvelle que ce putain d'art théâtral échauffe en moi me fait perdre considération pour nos habituelles méthodes critiques. Car jamais le théâtre n'a aussi peu correspondu aux projets politiques et culturels bavards que les défuntes grandes années d'expérimentation de la mise en scène nous promettaient utopiquement... Et pourtant, çà et là, se manifestent, non les signes d'un renouveau ni évidemment d'une nouvelle théorie fédératrice, mais les "éclats de grâce" d'un art épanoui.
Comme si les artistes ne s'inquiétaient plus, au plus fort de la nuit, d'une mort déjà trop de fois célébrée... Tels les survivants des sanglants totalitarismes, les comédiens jouent dans les ruines des grands systèmes de mise en scène - c'est ça le miracle de La Bête dans la jungle au Théâtre de Lorient (oui, très loin de Paris !), dont la fulgurante beauté retire notre parole des catégories critiques admises, propres, en ordre. Alors, comment écrire "dessus" ? Du pinceau, inventer un caractère, à la chinoise? Ma dérisoire impuissance à rendre compte ici d'un tel spectacle signe mon bonheur d'avoir vécu cette soirée épiphanique.
Muet d'admiration
Témoin par hasard d'un mystère qui dépasse les bornes de ma rhétorique de mec ("moi, j'aime pas Duras"), trop paresseux pour consacrer mon temps au gros boulot d'analyse que mérite le bestiau, je préfère vous inciter à lire les sagaces textes dramaturgiques et critiques de Sabine QuiriconI et de Sophie Khan. Néanmoins, le mal est fait... Comme l'écrivait Jacques Livchine dans ses "Petites théories jetables" du dernier numéro de Cassandre (au verso de mon ultime "Fiasco") : "Certains spectacles laissent des traces indélébiles, des marques, des images, qui remontent à la surface lors de certains événements de la vie. C'est la rémanence, le patrimoine qu'on n'oublie plus jamais." Même le gros mot de "patrimoine" caractérise le subtil recyclage esthétique à l'œuvre dans la mise en scène d'Éric Vigner, qui associe avec légèreté des références surprenantes, en rupture avec l'arrogante déthéâtralisation, le minimalisme poseur dont il s'était prétendu le maître d'école avec Marion Delorme.
"Rémanence". Dans la jungle de Lorient, j'ai croisé le regard d'une bête qui ne me quittera plus des yeux. Il y a des films comme ça (tel Le Miroir de Tarkovski) que je n'ai jamais "compris", mais qui me font pleurer à chaudes larmes. En bégayant à travers mes lèvres gelées, la seule gerçure verbale que j'arrive à fendre dans ma nuit dl'hiver, c'est que je crois que Jutta Johanna Weiss et Jean-Damien Barbin ont interprété (sinon le plus beau) le plus fort, nécessaire spectacle de ces derniers temps - hors des saisons qui définissent l'histoire, ça saigne au-delà du rythme obligé des chroniques. Déceptives mais sereines, ces lignes sont publiées en janvier... Chouette! Les jours allongent: il faut faire la révolution, oui, oui, oui.
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