Notes de mise en scène · Août 1994 · REVIENS À TOI (ENCORE)

Notes de mise en scène · Août 1994 · REVIENS À TOI (ENCORE)
Notes de répétitions, sur le texte, à l'Odéon, salle Gémier
Document de répétitions
Éric Vigner
Aoû 1994
Compagnie Suzanne M. Éric Vigner
Langue: Français
Tous droits réservés

Notes de mise en scène  · ÉRIC VIGNER

2 Août 1994 - Salle Gémier - Odéon ( Paris )

Voir les 14 Stations du Christ (Claudel)
Voir L'histoire d'Abraham et de Sarah

ÉRIC VIGNER : Les 14 stations du Christ forment 14 Tableaux. Chacun de ces tableaux raconte une histoire différente mais chacun des tableaux s'ajoutent les uns aux autres.

BRUNO RAFFAELLI: C’est plus proche des scènes de tableaux du 15, 16ème siècle, des Van-Dick, du Moyen-âge que d'une histoire psychologique.

E-V: Comme dans le Moyen-âge, chaque chose est représenté selon son importance symbolique et non réelle. Je pense aussi au film de TARKOVSKY: "STALKER" qui raconte l'histoire d'une sainte famille désolée. À la fin, ils partent comme Marie, Joseph et l'âne.

Tableau 1

E-V: Ce texte a été écrit avec une précision d'horlogerie. Le récit de la sacristie est, a priori, très épique; donc l'adresse "Avance au Driscoll" sort hurlante.
Il est intéressant de penser à l'interaction des imaginaires des différents artistes plutôt que de chercher uniquement en soi-même une matière de rêves, d'images qui risquerait de tourner à vide. Il faut d'abord se nourrir énormément d'univers autres, se perdre, d'abord.
Pour moi, le début de cette pièce, c'est plutôt Falstaff qu'autre chose; la phrase suivante appelle un autre univers et ainsi de suite. De cette manière on réussira à évacuer toute psychologie.
Autre chose - MOTTON nous indique que Abe arrive en boitant. Est-ce qu'il boîte tout le temps ou juste en arrivant ? Est-ce qu'il boîte légèrement ou d'une façon très appuyée ?

Lecture

Avec ce texte là, on ne peut pas aller dans le moyen terme. Il faut tout essayer avec la voix, passer sans cesse d'un personnage à l'autre vocalement, même si par la suite on reviendra à quelque chose de plus simple.
Il y a une universalité du son. MOTTON ne s'intéresse pas au sens mais à la musicalité des mots, C'est assez net en anglais.

J'aimerai dans un premier temps, travailler sur la musicalité et pas sur le sens. Il me semble que ce texte est écrit comme un poème.

Tableau 2

Cette scène est écrite comme un numéro de clown musical. FP est une véritable machine à explosion; elle est toute en tension. Il suffit de regarder le rapport qu'elle entretient avec sa manche: Elle entre tout à l'intérieur jusqu'au moment où elle explose.

MOTTON a lu SHAKESPEARE, il a vu LAUREL ET HARDY, les MAX BROTHERS, il a lu des BD. MOTTON comme moi-même, on a le même âge, on est structurés par plein de bouts d'histoires. Mais tout est balisé chez MOTTON. Ce n'est pas un théâtre de l'improvisation.

Tableau 3

En lisant ce tableau, il me semble qu'il y a quelque chose de la croix (celte) dans la structure de ce texte. Il y aurait les 4 points cardinaux et au centre, le vide. L'intersection est un vide.
Il y a une très grande différence d'adresses dans ce tableau. Au fur et à mesure que Abe joue, il fait remonter la douleur.
On retrouve dans le 5ème tableau cette histoire des 4 points cardinaux avec les enfants "dispersés aux quatre coins du monde". Dans cette scène, quelque chose change après la disparition de la femme sombre qui "s'éloigne comme en glissant". Pour la première fois, Abe est abandonné, désespéré. La femme sombre, qui est là depuis le début de la scène, sans rien dire, sans rien faire, est en fait la caution de son jeu, des numéros qu’ils se jouent.

3 Août 1994

Quand je suis allé voir MOTTON, il m'a dit que "LOOKING AT YOU (REVIVED) AGAIN" est la pièce la plus parfaite, la plus structurée qu'il ait écrite.

Tableau 1

"Cette terre est pleine de femmes magnifiques" : cette phrase est à prendre au sens large. Elle est complètement adressée au public. Étire cette phrase le plus que tu peux.
"Qu'il te garde de la faim et du loup"- Tu peux essayer de le proclamer comme un proverbe, comme un prêtre fou hurlant du haut d'une falaise. Ensuite, Abe est dans en état d'entrer dans son histoire: "Avance au Driscoll vers l'autel".

Essaye des voix différentes; Tout doit être dit dans une jubilation extraordinaire.
Deux phrases vraies encadrent son délire : "L'Amour d'une femme bonne" et "L'amour d'une femme vraiment bonne".
Dans un premier temps, il faut laisser les mots raisonner; petit à petit les choses vont arriver, nourries de l'imaginaire.
Cette pièce ne démarre pas sur les chapeaux de roue; ça vient de loin, d'une mémoire lointaine, comme si sa mère lui parlait de la tombe: "Qu'il te garde de la faim et du loup"-
C'est un théâtre très radiophonique.
Il y a les images des copains de boisson, les images de l'Irlande, de Madame James, de sa mère... Il faut que tu sois le conteur de toutes les histoires qui traversent Abe. ça me fait penser à une scène de Falstaff, une scène de beuverie, avec ORSON WELLES, où on entend tous les bruits.
Tu dois tout raconter, les bruits, les histoires, l'imaginaire. Rien n'est là pour t'aider, ni lumières, ni décor et ce n'est pas une adresse au public non plus.
Il faut juste se laisser aller avec les images et la façon dont la phrase est construite.
C'est un procédé très cinématographique.
Abe ne fait pas l'effort de penser, il est traversé d'histoires, une chose en amène une autre.

4 Août 1994

Il n'y a pas de volonté de parole. Ca vient de plus loin et d'ailleurs. "Ça" ne peut pas s'empêcher de parler au-travers d'eux.
FP a un côté un peu mystique, catho-irlandais. Elle souffre, et plus elle souffre, mieux ça va pour elle. On ne doit pas savoir qui c'est. De toute façon, le côté naturaliste de la fille souffrante qui traîne le long des routes ne m'intéresse pas.

Impossibilité de crier. Vouloir retenir le cri plutôt que vouloir le pousser. Elle explose par moment. C'est fille est une éponge! C’est comme un philtre.

Tableau 4

À ALICE VARENNE

On ne sait pas si FP a envie de pisser ou si elle perd son enfant. C'est entre.
Tu peux penser aux vierges, aux saintes torturées, t'en inspirer.
Bruno, élargis le "Qu'est-ce qu'il y a" au maximum, adresse-le au public comme si tu disais "pourquoi Hiroshima, pourquoi le Rwanda, etc. ... "  C'est une question métaphysique, le "Qu'est-ce qu'il y a" est chargé de tout ça; Il y a plusieurs phrases très métaphysiques de ce genre que prononcent Abe : "Où est-ce qu'on est ?" "Où est-ce qu'on va ?" (Scène 5) Opère la cassure sur "Tu es fébrile " "Qu'est-ce qu'il y a. Tu es fébrile ? "
L'Univers de MOTTON est assez incroyable. Chez lui, c'est un vrai capharnaüm. Il vit avec sa femme et sa fille dans un deux pièces. Dans l'une de ces pièces il y a un lit au fond à gauche, complètement sue la droite se trouve son bureau, au centre, une table très encombrée , maculée de tâches, de ronds de tasses, de vieux morceaux de sucre qui traînent, où il te sert le thé. Au-dessus de ta tête pend un fil à linge qui va du lit au bureau sur lequel sèchent slips, chaussettes, soutien-gorge, etc. Pendant que tu bois ton thé. Sur un radiateur est posé un vieux renard empaillé, une guitare dans un coin, sur le mur, une reproduction du GIORGONE, à-côté un polaroïd représentant MOTTON tenant une tête de mort. Il y a des piles de livres, énormément de livres celtiques, de littérature Irlandaise, la Bible...

Il n'y a pas d'incarnation, ce qu'il faut déterminer c'est la hauteur, la hauteur de jeu, d'un jeu extrêmement physique et pas du tout intellectuel, ça ne m'intéresse pas ça d'ailleurs.

Il faut être athlétique, pour passer d'un rythme à l'autre et tenir la pièce d'un bout à l'autre.
Je suis allée voir le film génial de NANNI MORETTI, "JOURNAL INTIME": C'est tout le cinéma sans le cinéma. Énormément de prises de vue sont un hommage au cinéma, à l'histoire du cinéma, par exemple ce plan du bateau qui apparait comme glissant dans un champ de blé. Il sait faire et il le prouve, mais l'essentiel n'est pas là! Tu le suis, tu es avec lui derrière la Vespa et tu regardes -non pas ce qu'il voit dans Rome mais ce que tu veux. Moi, je voyais Paris! Une liberté formidable t'est accordée en tant que spectateur. FELLINI fait tout le contraire. Tout est montré, tu vois les décors en carton-pâte, la complexité des jeux de lumière, les costumes sublimes. On te montre la fabrication du cinéma et de l'illusion.
Tenons comme gageure de faire au théâtre ce que MORETTI fait au cinéma. Et qu'est-ce qu'on peut faire d'autre aujourd'hui. Il a raison, en tant qu'artiste, il fait le cinéma de son temps.
Revenons à la scène 4. Alice, quand tu dis "J'attendrai !", ne le fais pas triste. Plus cette fille souffre intérieurement et plus elle essaye de sourire. Elle est assez Beckettienne cette scène, d'un tragique incroyable.

Tableau 5

À chaque fin de station, Abe est de plus en plus fatigué. Dans ce tableau, Abe fait les questions et les réponses. Il vit comme un clochard mais il parle comme un aristocrate:
-"Voilà bien des années maintenant que je suis (...) pourchassé de refuge en refuge" et pourquoi pas "de châteaux en châteaux”.
-"J'ai entendu dire qu'elle traînait dans les parages ces jours-ci
", du côté de Deauville évidemment.
-"J'aimerais tant abandonner cette vie d'errance"...et faire du sport automobile.
C'est vrai et faux à la fois (dans le ton). Puis il plonge : "Oui, c'est ainsi". Et de nouveau, en parlant de ses enfants enlevés par l'assistance publique: "Ils résident dans des orphelinats sous de faux noms", comme s'il avait pu les mettre en Suisse, puis il plonge à nouveau: "Comment arriverons-nous à les récupérer?", puis il délire encore : "On leur lave le cerveau, j'imagine, on les dresse contre nous ...J'imagine qu'un jour c'est un de mes fils qui viendra m'arrêter. "
Cela me fait penser à l'imaginaire des films de SAUTET. À une discussion entre amis, entre vieux copains dans un café, qui se seraient perdus de vue, qui feraient une sorte de bilan de leur vie. Abe mène une conversation avec un pote imaginaire.
L'intervention de FP qu'il n'avait pas remarqué, c'est la goutte qui fait déborder le vase. "Tu peux avoir de nouveaux enfants, avec moi". Il est dans un état d'abandon total depuis le départ de la femme sombre et là, il disjoncte. FP le ramène au réel et ça lui est insupportable, il est perdu : "Où est-ce qu'on est ? Où est-ce qu'on va ?".
Sans ses histoires cet homme n'est rien.
L'imaginaire du tableau 1 est très shakespearien, Moyenâgeux. Celui-ci (5) est plus chaotique. " "Pouvez-vous me prêter une livre?". On pense au mendiant du DOM JUAN.
Je crois qu'Abe est incapable de dire la vérité, cependant quelque chose de vrai est dit au travers des histoires qu'il raconte. FP, quant à elle, réussit à capter son attention avec son histoire de cheveux :
FP: "J'ai déjà eu de nombreux enfants. Ils ont poussé. Là-dedans. Tu vois mes cheveux?"
ABE: "Tes cheveux, oui..."
FP: "Ils ne sont pas pareils, aujourd'hui. "
ABE. Enfant -
Abe voit les cheveux comme la forêt de MACBETH et dans la forêt, il voit l'enfant.

Il est complètement pris de panique :
ABE: "Laisse moi partir"
FP: "Tu pars maintenant ?"
ABE: "Je pars maintenant ?"

On doit croire à ce personnage, à chaque fois, même si tu (Bruno) arrives sur scène avec un nez rouge et des palmes, il faut qu'on y croit!

5 Août 1994

Tableau 7

Qu'est-ce qui se passe quand on passe d'une chose à une autre alors que ça n'est pas écrit. Les poètes écrivent dans les blancs. C'est dans les blancs qu'il faut chercher. Abe est un inventeur - il laisse venir les choses sans les préméditer : il regarde sa jambe boiteuse et aussitôt il devient le capitaine d'un navire essuyant une tempête.

Abe : "Qu'est-ce que nous avons là ? Un moussaillon ?" puis il retourne au réel : "Ne t'inquiète pas" - puis de nouveau, pour apprivoiser doucement FP, qui lui fait franchement la gueule, il lui raconte une histoire : "le navire sur lequel j'étais..." pour retomber dans le réel : "Les eaux sont devenues calmes".

Il y a quelque chose de très pur et de très simple chez Abe. Profondément, il ne sait pas tricher. Mais il est aussi très égocentrique. Il résout les situations et les choses par rapport à son problème et ne voit les choses que par rapport à son problème. L'histoire qu'il vient de raconter à FP c'est ce qu'il voudrait éviter.

ABE: "C'est une vie de dingue, hein? Du monde ici, du monde là" - On retrouve toujours cette obsession de l'écartèlement (Les enfants dispersés aux quatre coins de la terre). Il n'arrive pas à recoller les morceaux. Ce type a abandonné ses enfants et sa femme ce qui ne l'empêche pas de dire a FP : "Où est ton papa ? Il devrait être là pour te protéger non?"

Tableau 8

Le tableau est posé avec Abe comme un tableau du GIORGONE- Abe installe l'ambiance dans une grande douceur ; c'est toujours par l'imagination qu'il échappe au réel qui lui est insupportable.

Je crois qu'il y a une histoire de relais entre eux-deux . C'est une partition à deux. Un couple. - "Laisse-moi te donner un petit conseil" est dit très doucement. Il n'y a pas de point de vue ou de jugement moral chez ces gens.

Tableau 5

Il faudrait s'attacher au problème des temps. Toute l'histoire de cette pièce me semble être le développement de la phrase : "Le futur qui était devant moi est déjà dans le passé sans jamais avoir été dans le présent".

6 août 1994 - Alice seule-

Tableau 5

Abe est totalement en montagne russe mais FP est linéaire. Le seul contraste est crée par la douleur. FP protège Abe, elle le protège, elle veut lui faire un cadeau extraordinaire.
Elle lui a tout donné, son corps, son âme. Elle pense qu'elle peut le sauver. Elle a une foi en lui incroyable. FP est en fait beaucoup plus forte que lui, elle souffre physiquement mais elle est forte moralement contrairement à Abe. Quand FP tombe, c'est par une douleur physique intense, quand Abe tombe c'est par apitoiement sur lui-même.

"J'ai déjà eu de nombreux enfants. Ils ont poussé. Là-dedans.”, il faut entendre "Marie Mère de Dieu". C'est la génitrice universelle. Ce n'est évidemment pas réaliste. Mais elle a enfanté l'humanité entière "là-dedans".
Je crois que tu dois laisser divaguer l'imagination sur chaque mot : "Regarde" comme Moïse. "Ça signifie qu'il y en a un autre qui pousse à l'intérieur"