Something White · Cassandre · Mars 2002 · LA BÊTE DANS LA JUNGLE
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Cassandre : le théâtre en courants
SOPHIE KHAN · Mars-avril 2002
Something white
Il y a un siècle, à peine : en 1903, l'Allemand JENSEN et l'Anglais JAMES envoient - sans se concerter - leurs personnages romanesques à Pompéi, à la chasse aux fantômes. GRADIVA et THE BEAST IN THE JUNGLE explorent deux exemples d'amour chimérique; mais si le premier récit finit bien (Norbert Hanold, sorti de son délire, se résoud à demander sa voisine, en mariage), c'est au cimetière que le narcissique John Marcher conduit Catherine Bertram.
FREUD a rendu célèbres les amoureux de GRADIVA : la psychanalyse est un champ de fouilles et l'analyste, un chercheur de trésors (FREUD, lecteur de JENSEN, s'est reconnu au miroir de Schliemann). Or LA BÊTE DANS LA JUNGLE, c'est GRADIVA à l'envers. De JENSEN à JAMES, l'Origine se fait fuyante, inaccessible. La scène est au château de Weatherend, où le temps ne se laisse plus parcourir à rebours.
Un homme et une femme se frôlent entre sculptures et tableaux. Ils se sont vus, il y a dix ans, en Italie. Catherine et John pourraient tomber dans les bras l'un de l'autre. Tout les réunit : l'évocation de cette belle journée à Pompéi, la conviction d'être différents des autres et la confidence murmurée au sujet d'une "bête terrible" qui, un beau jour - John la redoute moins qu'il ne l'espère - bondirait sur lui et le terrasserait. MARGUERITE DURAS s'est emparée de ce duo en 1962 : cet homme et cette femme qui se regardent tous les jours sans se voir, s'effleurent toutes les nuits sans se toucher, étaient faits pour lui plaire. Deux "rateurs d'occasion" dont seules les imaginations commercent.
Au début de la relation perverse entre John et Catherine est un trou de mémoire : si elle se souvient de tout mais n'ose, par pudeur (et par orgueil) rien dire, lui, aveuglé par son reflet, confond Rome et Pompéi. L'erreur est symbolique. Car, comme l'écrit LAURENCE KAHN, "Pompéi, c'est beaucoup mieux que Rome. Point n'est besoin ici de se gratter la tête devant chaque petit reste, en se demandant avec inquiétude à quelle strate il peut appartenir et si la hâte de rouiller n'a pas conduit à la confusion des niveaux archéologiques". John se condamne donc à se gratter la tête jusqu'à ce que son cœur saigne... Et son metteur en scène à représenter ce qu'il a oublié.
Dans le journal qu'elle a tenu des répétitions, SABINE QUIRICONI, dramaturge du spectacle, note ceci le 2 août : "Éric m'explique qu'il veut travailler sur le statut de l'image, et dans le même temps, sur le narratif. Il associe les deux questionnements : pourquoi refuser l'histoire, pourquoi refuser l'image ?" Et le metteur en scène commence par suspendre - immobiliser et accrocher - le happy end ouvrant la nouvelle de JAMES (devenu chez DURAS un mortel secret) au-dessus des acteurs : côté jardin, on devine un pan de tissu blanc, situant l'histoire sous le signe de l'effacement. Devant un rideau de perles de bambou blanches et noires, JUTTA et JEAN-DAMIEN reposent déjà sur le bord du Léthé. Tels deux parallèles qui ne se rencontreront jamais.
Dans ORLANDO, ISABELLE HUPPERT disait ainsi son texte allongée au sol - mais, on songe moins à ROBERT WILSON qu'à ROBERT MUSIL. Ces deux-là, par terre, ne sont, d'entrée de jeu, "ni séparés ni unis" et "le voyage au paradis" dont ils rêvent sent "la descente aux enfers". Les corps se lacent et se délacent : vêtus de pâles corsets, l'homme et la femme jouent avec "le feu qui loge dedans la glace". La lumière de CHRISTOPHE DELARUE a la consistance du mercure. La chair est triste, en bas, parce qu'elle tait l'essentiel. Catherine et John auront beau ne plus se quitter, ils passeront leur temps à se rater. L'histoire d'un trésor qu'on ne cesse de réenfouir au lieu de l'exhumer, comme ce tableau obsédant du quatrième marquis de Pembroke, qui ne cesse de passer à la trappe et de réapparaître.
Tandis que John en est encore à se demander quel visage prendra la bête, Catherine flétrit sur pied. Elle a de l'appétit pourtant : elle ne laissera rien de son poulet d'anniversaire. Il faut imaginer les amoureux en ki(l)t, la bouche souillée de sauce, interdite de baisers. La salle rit encore, avant que tout ne se déglingue. Les tableaux tombent de leurs cimaises et s'entassent dans les coins. Catherine se meurt ou plutôt s'amenuise, troque sa robe d'opéra contre un costume de danseuse de corde et gravit les degrés d'un escabeau de cirque pour exécuter un numéro qui nous est confisqué. Pas plus que nous ne l'avons entendue aimer, nous ne la verrons mourir. Trois derniers petits tours de piste, le maquillage et le chignon défaits, et s'envole. La bête rugit dans la jungle mais ne s'est pas encore montrée. Quand John se rend au cimetière pour saluer sa chère amie, en un éclair, il reçoit en plein cœur l'éducation sentimentale qu'elle ne lui a pas délivrée. C'est un anonyme, dévasté par le chagrin sur la tombe de son amante, qui la lui donne: l'égoïste comprend que celle qui repose là, à ses pieds, il l'aimait.
Nous sommes en larmes. Car nous aussi, nous avons compris quelque chose. "Quoi? On le sait mal." Des "traces", des "riens", des "sentiments très fugitifs." Une absence d'histoire, le souvenir d'un carré blanc, un exploit de funambule. Accordant au négatif (oubli, mort et silence) un caractère de fécondité, ÉRIC VIGNER va plus loin que la négation située au cœur des textes de JAMES et de DURAS. Au concept de négation, il greffe, grâce à ses deux comédiens et à une scénographie lyrique - tendue comme la corde d'une lyre - un supplément de réalité. Et prouve que ce n'est pas parce que le refoulement est originaire qu'il n'y a rien à voir. Entre romantisme et minimalisme. Un pur don.
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