Théâtres en Bretagne · Sabine Quiriconi · LA BÊTE DANS LA JUNGLE
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Théâtres en Bretagne
En 1993, ÉRIC VIGNER met en scène, avec un groupe de jeunes acteurs du Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique, La Pluie d'été de MARGUERITE DURAS. En novembre 2001, il crée, au CDDB - Théâtre de Lorient, qu'il dirige, LA BÊTE DANS LA JUNGLE, adaptation d'une nouvelle d'HENRY JAMES que la dramaturge a co-signée avec JAMES LORD.
Par ce choix, il entend prolonger sa première rencontre avec l'œuvre durassienne. Il veut poursuivre l'exploration de la dynamique de l'écrit, renouer tout à la fois avec une thématique et un processus. Il ne s'agit pas d'un nostalgique retour en arrière mais plutôt d'un passage, au cours duquel se rediscute l'héritage de la première expérience, décisive, initiatique, et s'éprouve ce qui, depuis, a changé, s'amorce ou s'affirme. LA BÊTE DANS LA JUNGLE permet donc d'ébaucher un bilan et de développer des désirs, des plaisirs esthétiques nouveaux.
Emblématiquement, à la jeune troupe du Conservatoire National Supérieur succèdent deux comédiens confirmés, que le metteur en scène a déjà eu l'occasion de diriger : JUTTA JOHANNA WEISS et JEAN-DAMIEN BARBIN.
Les retrouvailles avec MARGUERITE DURAS s'opèrent à travers une œuvre dont l'écrivain n'est pas l'auteur d'origine ni la seule signataire.
La pièce a d'abord été construite par JAMES LORD à partir de la nouvelle d'HENRY JAMES achevée en 1903. Entre 1961 et 1962, MARGUERITE DURAS élabore deux versions françaises en collaboration avec l'adaptateur. L'une d'elles est créée en 1962. Enfin, en 1981, la dramaturge opère à nouveau des transformations moins structurelles que rythmiques et syntaxiques. JAMES LORD participe aussi au travail mais les deux écrivains sont loin d'être d'accord sur les modifications adoptées.
L'année suivante, LA BÊTE DANS LA JUNGLE est jouée par DELPHINE SEYRIG et SAMI FREY, sous la direction d'Alfredo ARIAS, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Ce dernier état du texte est publié dans le Tome III du Théâtre 2 de MARGUERITE DURAS mais avoue toujours, en ajoutant au nom de la dramaturge ceux d'HENRY JAMES et de JAMES LORD, des responsabilités partagées, une dynamique palimpsestueuse.
Ainsi, LA BÊTE DANS LA JUNGLE est le fruit de deux genres littéraires — une nouvelle, une pièce —, de deux langues — l'anglais et le français — et d'une superposition de plusieurs strates d'écriture — le texte original étant recouvert par trois adaptations.
Cependant, on peut avancer que son inscription dans le corpus des œuvres durassiennes vouées à la scène n'est pas usurpée.
À première vue, de multiples points communs unissent l'univers de la dramaturge à celui du nouvelliste américain si bien qu'il est permis de penser que l'un a influencé l'autre.
C'est d'ailleurs en 1982 qu'est publiée La Maladie de la mort, texte hybride dont la mince trame narrative rappelle la situation imaginée par JAMES : persuadé d'être promis à un destin extraordinaire, John Marcher confie cette prémonition à Catherine Bertram (elle s'appelait May dans la nouvelle), qu'il connaît à peine. Cette dernière accepte de partager le secret, d'attendre platoniquement avec lui l'avènement de cette "chose" qui surgira peut-être de la jungle, comme une bête. Cependant la révélation que John Marcher aura de lui-même en passe par l'épuisement, l'effacement, la mort de Catherine Bertram. Au terme de la pièce, l'homme découvrira avec horreur de quelle nature était ce destin, qui s'est déjà accompli sans qu'il en ait eu conscience, cette histoire que son "narcissisme", précise une didascalie, ne lui a pas permis de vivre. Il faudra qu'il se reconnaisse en un autre homme, "son analogue inoubliable", pour qu'il sorte de son aveuglement et que le bondissement de la bête marque le terme de l'apocalypse.
Si MARGUERITE DURAS retient et développe parfois les choix du nouvelliste, c'est dans la mesure où ceux-ci concourent à son projet d'un "théâtre de la lecture".
Aussi, dans la pièce, la "voix" s'impose-t-elle comme un motif récurrent mais elle est surtout le moyen du processus qui mène John Marcher à la révélation de lui-même : Catherine Bertram répète souvent les affirmations de son interlocuteur, reprend ses mots tout en leur imposant un tour interrogatif, transforme les pronoms trop possessifs ou personnels en de généraux indéfinis. De cette façon, elle renvoie l'homme à son propre discours, corrige insensiblement ses propos, modifie ses trajectoires, sème le doute quand il croit tout comprendre, le guide mais sans pour autant lui livrer la solution du mystère, qu'elle entrevoit bien avant lui. Si elle le protège de la bête, c'est donc essentiellement par une dynamique dialogique : Catherine Bertram est une voix opératoire, qui transforme le personnel en général, l'aveu intimiste et anecdotique en parole intime et circulante. Dans le même moment, elle insuffle à la pièce des effets de ressassement, d'échos ; elle est responsable de sa cohésion rythmique et phonique. C'est ainsi que MARGUERITE DURAS a développé le discours attribué à la femme et traduit, par une posture dans le système d'énonciation, le "dévouement" de May à la cause masculine de la nouvelle.
John Marcher peut alors dire à Catherine Bertram :
"— Votre voix est celle de la loi. Si j'avais une loi, si elle s'était adressée à moi, elle aurait eu votre voix a".
Si Catherine Bertram est une loi, c'est donc seulement en tant que sujet parlant. L'homme lui attribue le rôle d'une pythie, d'un sphinx — dit le texte de JAMES —, d'une sirène bienfaisante, mais il ignore de son corps la chaleur et la sensation, les symptômes de la maladie qui le ronge. Il ne perçoit la présence du féminin que par la voix, cet entre-deux du corps et du discours.
En fait, l'empathie verbale par laquelle les paroles de Catherine Bertram se constituent s'établit comme un pacte scripturaire : la femme opère à haute voix une lecture de John Marcher, mais cette lecture est une exégèse blanche, qui répète ses dires sans les interpréter, sans les éclaircir, et la posture de la locutrice est induite par ce que lui fait entendre son partenaire. John Marcher, l'émetteur, peut à son tour devenir un lecteur : il acquiert lui aussi, à la fin, la capacité de déchiffrer son destin. LA BÊTE DANS LA JUNGLE raconte donc l'effacement des personnages — de Catherine Bertram puis de John Marcher — par une opération vocale qui travaille le corps du texte jamessien jusqu'à l'avènement d'une seule voix, voix qui lit l'épilogue du drame et qui peut, comme le propose une didascalie, être autant celle de l'acteur, devenu récitant, que celle d'un autre homme. Ce qu'on entend, au terme de la pièce, c'est une parole désappropriée dont aucun sujet parlant n'a la responsabilité : l'histoire secrète, les confidences sont devenues des "on dit".
Et l'opération renvoie finalement au travail de transmodalisation initial.
Quand MARGUERITE DURAS affirme qu'elle désire un "théâtre de la lecture", elle assigne donc à la voix une place prépondérante : le travail de ses acteurs se définirait comme un glissement du subjectif au général, un ébruitement du texte qui participe à plein de l'exécution du livre. La mise en voix consume l'œuvre tout en lui insufflant la direction nécessaire pour qu'elle devienne parole, allant à la rencontre de ceux qui écoutent. Cet acte d'oralité devrait permettre, selon DURAS, la circulation du désir. Ainsi la voix complèterait, de par sa mobilité, la fonction haptique des regards.
L'écriture de MARGUERITE DURAS ne procède pas seulement d'un "voir" comme le certifient plusieurs textes de l'écrivain. Elle est tout autant la conséquence de ce qu'elle entend, de la résonance en elle des mots qu'elle articule, que d'une qualité d'écoute, d'une façon de tendre l'oreille, de sa fascination toujours avouée pour la voix de certains comédiens. Si le phrasé particulier de l'auteur reste gravé dans les mémoires de nombre d'acteurs, à l'inverse, Madeleine Renaud, Bulle Ogier, DELPHINE SEYRIG, Michael Lonsdale, Matthieu Carrière et Axel Bougosslavsky, pour ne citer que les plus fidèles, ont marqué les textes de leur empreinte vocale.
Dans LA BÊTE DANS LA JUNGLE, le fait est revendiqué.
En exergue de l'adaptation publiée en 1981, MARGUERITE DURAS explique en effet que "(...) tous les textes, dialogues, prologue, épilogue, descriptions des décors, ont d'abord été dits à voix découverte et enregistrés.
Le livre, ici, c'est le report de ces lectures qui ont été faites à partir de la première adaptation, celle de 1962.
On a respecté le plus qu'il a été possible les dérivations du texte et le mouvement de la voix".
Ce sont DELPHINE SEYRIG et SAMI FREY qui se prêtaient à ces lectures. Après la transmodalisation opérée par JAMES LORD et MARGUERITE DURAS, s'opère une transvocalisation qui apparaît dans le texte de diverses manières, si l'on compare la version de 1961 avec celle de 1982.
On peut dire que, dans la dernière adaptation, tout est gardé et tout est recouvert : un processus de désignification est à l'œuvre. Il opère en redistribuant de façon incongrue des mots-clés, dans le texte. Il se fonde aussi sur une mise en relation inédite de certaines images employées par JAMES et d'éléments ajoutés par les adaptateurs. Cependant, ce n'est pas la structure d'ensemble que le travail à "voix découverte" a modifiée : il faut aller chercher au cœur du texte prononcé la nature des "dérivations".
Des répétitions de mots ("force", "peur", "store blanc") élargissent les rythmes, appauvrissent la langue tout en donnant l'impression que la syntaxe devient plus complexe. Les phrases s'allongent, se développent selon un système d'échos, elles se fracturent en courts groupes de souffles.
Les effets d'échos ont pour corollaires la suppression de certains liens logiques à l'intérieur d'une même unité de sens et l'ajout de temps et de silences. Ces suspens correspondent parfois au retrait d'un passage de la première version théâtrale. Le palimpseste inscrit alors en creux la trace de l'œuvre antérieure. Le texte garde tout autant les stigmates de ce dont on se souvient que de ce qu'on a oublié.
Enfin, parmi les transformations les plus flagrantes, on peut noter un "oui" lancinant qui marque le départ de nombreuses répliques et constitue moins une réponse adressée au partenaire qu'une marque de compréhension, de compassion. C'est le signe extérieur d'un accord intime. De même, les prénoms "John" et "Catherine" ont été ajoutés à plusieurs endroits. Mais ils ne sont pas dits pour s'assurer de l'écoute du partenaire. Leur fréquent retour insuffle aux énoncés du rythme et des propriétés sonores.
Si l'œuvre, telle qu'elle s'offre aux acteurs d'ÉRIC VIGNER, réveille les voix de SAMI FREY et de DELPHINE SEYRIG, c'est moins par les sons qui constituent les phrases (d'une version à l'autre le vocabulaire a peu changé) que par le travail de l'oralité que l'écrivain a entériné en pratiquant des ajouts, des répétitions, des suppressions.
Comment est-il possible de prononcer un texte qui conserve la trace non plus seulement des trois auteurs mais aussi des acteurs de la représentation de 1982 ? Jusqu'à quel point les voix de SAMI FREY et de DELPHINE SEYRIG sont-elles et restent-elles assez audibles pour pouvoir induire le travail de reprise ? Dans quelles mesures JUTTA JOHANNA WEISS et JEAN-DAMIEN BARBIN sont-ils influencés par elles ?
Il apparaît, dès le début des répétitions, que l'empreinte laissée par les comédiens de MARGUERITE DURAS est prise en considération par les acteurs d'ÉRIC VIGNER.
JEAN-DAMIEN BARBIN affirme d'emblée qu'il "entend", à proprement parler, ses prédécesseurs. Or ni lui ni sa partenaire n'ont vu les représentations, pas plus que le film réalisé par Benoît Jacquot à partir du spectacle. La remarque se réfère donc à un souvenir des voix d'origine qui s'est constitué à d'autres occasions et qui est ravivé par le phrasé du texte, le mouvement syntaxique, la répartition des respirations et des groupes de souffles à l'intérieur des phrases. Ainsi l'acteur peut-il dire qu'il "entend" en lisant. Il dénonce aussi par là ce qu'il ne peut pas entendre, ce qui gêne le début de son travail : sa propre voix de lecture intérieure est recouverte, empêchée par ce souvenir. C'est pour cette raison qu'il refuse catégoriquement d'écouter tout enregistrement des représentations alors qu'il ne refuserait pas de regarder des photographies du spectacle.
En effet, une empreinte visuelle ne perturberait en rien la relation particulière qu'il doit créer avec le texte pour pouvoir le jouer. Si l'image arrêtée permet de scruter un moment de la mise en scène, elle ne peut donner qu'une idée approximative du jeu des acteurs et elle certifie que ce qu'elle ravive est mort ; au contraire, la puissance vibratoire des voix rappelle le corps dans sa fonction organique, convoque le mystère de la présence. Un enregistrement sonore restitue un instant de la représentation comme un mouvement, une pratique de la modulation et de la variation. De plus, la fiabilité de la retransmission ne dépend que de la qualité de l'équipement et de la manipulation technique alors que l'œil du photographe oriente toujours la perception de l'univers scénique.
Quand les répétitions commencent, les acteurs se sont donc construit, au fil de leurs premières lectures, intimes et solitaires, le souvenir d'une représentation qu'ils n'ont jamais vue. Ils ont reconstitué d'eux-mêmes la rencontre entre l'écriture et les timbres si particuliers et si familiers de DELPHINE SEYRIG et SAMI FREY. Leur mémoire de spectateurs tout comme le processus inhérent au texte ont rendu possible cette opération. Mais il est peu probable que ce qu'ils disent "entendre" corresponde à ce que le public du TGP a entendu. Lorsque les comédiens désignent les "voix" qu'ils perçoivent intérieurement, ils font l'aveu d'une mémoire inventée et très personnelle, d'un travail de mythification aux effets plus tenaces et plus intimidants que n'importe quelle retransmission visuelle ou sonore.
D'une certaine façon, cependant, ils ont déjà établi avec le texte un dialogue inconscient qui sollicite à la fois leurs réminiscences et leur imaginaire.
Une autre constatation permet d'avancer que le travail ne peut ignorer les indices qui trahissent la participation vocale de SAMI FREY et DELPHINE SEYRIG à l'élaboration du texte.
Alors qu'ils ne connaissent pas la version de 1961, JUTTA JOHANNA WEISS, JEAN-DAMIEN BARBIN et ÉRIC VIGNER se heurtent, dès les premiers jours, aux endroits du texte qui correspondent à des ajouts, des retraits, des modifications opérées par la seconde main durassienne et la "seconde voix" des acteurs. Quelque chose résiste à partir de quoi les débats s'engagent et les questions naissent. Le travail de "report des lectures enregistrées" empêche que la parole se développe en un flux continu et homogène. Comment avancer, dès lors, sinon en s'appuyant sur ces fragments du texte, ces aspérités, ces détours qui ralentissent, empêchent le drame, qui retardent le début de la fable et obligent à mener régulièrement des exercices à la table pour mesurer les respirations, les longueurs de phrase, placer la voix, trouver le souffle qu'il faut.
De plus, au moment où ils commenceront à dire leur texte de mémoire, il leur arrivera de commettre des erreurs intéressantes : ils formuleront parfois une phrase non telle qu'elle est écrite dans la version de 1982 mais telle qu'elle se donne dans celle de 1961. Est-ce à dire que la première adaptation constitue une sorte de degré o de l'écriture, d'état premier, affranchi des traces des voix inaugurales, "dévocalisé", en quelque sorte ? Faut-il en conclure que l'écriture palimpseste rend toujours audible l'hypotexte ? Pour les comédiens, qui contournent ainsi le chemin imposé à l'intérieur du texte par les voix initiales, cette difficulté de mémorisation se révélera toujours très significative : s'ils n'ont pas le texte "en bouche", c'est qu'ils n'ont pas adopté la bonne posture, qu'ils ne jouent pas LA BÊTE DANS LA JUNGLE, que leur échappe ce que l'écriture charrie d'irréductible au sens.
Le retrait des liens logiques, à certains endroits, pose aussi problème. En effet, le travail à la table qu'ÉRIC VIGNER mène avec ses acteurs est fondé sur une recherche d'ordre phonique, rythmique ; de plus, tous traquent les paradoxes, les lacunes afin de tisser le continuum de la représentation à partir d'associations d'images, d'idées et de musique, afin de construire une cohérence secrète, un code interne qui s'articule au sens mais en perturbe la rigueur. MARGUERITE DURAS ne désavouerait pas un tel labeur qui tente de sonder l'origine, l'inconscient de l'œuvre. Or, certains extraits de LA BÊTE DANS LA JUNGLE rendent l'exploration impossible et superflue : il apparaît que ce qui est dit ne vaut que si l'on en fait entendre l'agencement logique et rhétorique, si l'on supplée à l'absence de connecteurs par une intonation éclairante. Le mouvement de l'écriture, les mots ne créent pas d'images, n'évoquent rien de plus - et rien de moins - que l'effort de chaque personnage, de John Marcher surtout, pour se tenir à distance de l'autre. Ils sont des moyens de détournement, d'évitement du mystère irrationnel qui fonde la relation. Le film de Benoît Jacquot démontre que ce sont les acteurs qui comblaient les lacunes et insufflaient le sens absent par leur intonation. JEAN-DAMIEN BARBIN et JUTTA JOHANNA WEISS s'y résolvent finalement.
Cependant, il leur faut surtout oublier les voix anciennes pour imposer les leurs.
Ils accomplissent pour cela de fréquentes lectures, qui alternent avec le travail sur le plateau. Il semble alors que trouver sa voix nécessite de développer une certaine écoute.
ÉRIC VIGNER ponctue ses explications et ses indications de longues citations du texte, qu'il articule lentement comme s'il voulait en percevoir la résonance, l'exposer au devant de lui et des acteurs.
JEAN-DAMIEN BARBIN demande à entendre plusieurs fois un enregistrement de JUTTA qui dit le prologue de la pièce, elle-même ayant procédé à ces essais pour s'approprier le texte. En outre, au fur et à mesure des répétitions, il parle de plus en plus bas. Certains jours, on l'entend à peine. Le corps adopte aussi une position discrète : il est souvent allongé par terre, dans la travée qui sépare la salle d'un podium de bois allant de la cour au jardin, en avant de la scène. Il échappe parfois aux regards des observateurs. La voix, aussi faible soit-elle, est ce qui continue de se percevoir lorsque, parfois, on ne voit plus du tout le corps, qu'il s'est immobilisé. Elle gagne en gravité, en souplesse, en douceur. Elle effleure les lignes du manuscrit si bien que mots, sons, syllabes ne parviennent plus que partiellement à ceux qui écoutent. Du texte, on repère essentiellement la force des consonnes, de temps en temps un fragment plus articulé que les autres ; l'écriture flotte, sans trahir l'effort des organes qui participent de son flux, sans direction. L'acteur ne parle que pour lui-même, comme si ce moment du travail exigeait le retrait, s'accommodait de presque rien, à partir de quoi il cherche en se concentrant sur les résonances du texte en lui, son départ. Il déchiffre, non par une profération publique qui exhiberait les mots mais par le murmure qui file les phrases, les énonce en douce, jusqu'à l'étranglement parfois du son dans la gorge, jusqu'au silence. Parler plus fort gênerait cette lecture conduite pour lui faire de l'effet. Ne pas parler du tout, ce serait rester la proie d'autres voix éveillées par le texte. La voix basse accomplit ainsi un mouvement de l'extérieur vers l'intérieur du corps. Elle impose le temps d'une attente partagée. Car l'acteur s'efface, opère une disparition volontaire, cherche le passage vers une autre voix, plus lente à venir, voix qui prendra en compte tout l'espace, convoquera le public, voix définitive, effigie de la première, qui gagnera en puissance pour qu'on l'écoute quand l'autre, indigente, se taisait presque pour qu'il puisse entendre le texte.
De cette timidité vocale naît parfois un geste : la main du comédien sculpte l'espace, ne suit ni le son ni le sens, mais épouse le rythme en articulant un mouvement continu qui évolue, change de direction, trouve les points de départs de sa métamorphose chaque fois que les poumons demandent de l'air. Le hiéroglyphe est indéchiffrable. ÉRIC VIGNER fait remarquer le geste : c'est ainsi que les acteurs devraient toujours bouger pendant la représentation. La main qui dessine dans l'espace a pallié le manque de ce que la voix basse ne rend pas encore tout à fait sonore, de ce qu'elle a laissé faire à l'intérieur du corps, de ce qu'elle frôle sans force. Le geste exécute ce qu'elle ne peut, ne veut plus ou pas encore porter. Quand la voix s'éteint, quelque chose du travail de la voix passe ailleurs.
L'entreprise de JEAN-DAMIEN BARBIN est donc tout à la fois une façon de trouver l'origine du geste et de la parole et une manière de mémoriser son texte à blanc, sans intention, en recouvrant progressivement les timbres des acteurs de la représentation de 1982. En ce sens, il se prépare à une progressive montée de volume, qu'il pratique parfois quand, sur le plateau, il commence à "jouer". Au cours d'une même scène il peut d'ailleurs revenir à un état de latence vocale, tout autant que physique, qui signale une perte de repères, une interrogation. L'acteur, à nouveau, attend.
JUTTA JOHANNA WEISS, quant à elle, travaille d'abord à haute et intelligible voix. Peut-être cela est-il possible parce qu'elle connaît déjà son texte par cœur.
Mais sa tessiture est sensiblement plus aiguë que celle qu'elle utilisera pendant les représentations.
Chaque phrase constitue une unité : l'actrice place d'abord sa respiration de façon à pouvoir, par longues émissions vocales, parfois d'un seul souffle, émettre une séquence signifiante. Elle articule beaucoup. Son accent autrichien rend l'exercice précautionneux et laborieux mais c'est ainsi qu'elle infiltre la langue pour en accidenter plus encore le relief, en définir les pleins et les déliés. À l'intérieur des phrases, donc, elle creuse, désarticule le continuum en forçant les mouvements du texte.
On a l'impression qu'elle opère à l'inverse de son partenaire : le travail à la table, pour JUTTA JOHANNA WEISS, est un moyen de se concentrer sur son énonciation, de porter la voix devant elle, de façon "extérieure", technique et musculaire, d'opérer à froid une découverte et une écoute de ce qu'elle a déjà mémorisé. Son visage est levé, toujours tourné vers le public. Elle se tient le plus souvent assise sur le podium, entre la scène et la salle. De la main et du bras droit, elle accompagne le trajet du texte, elle développe un geste à chaque phrase puis l'abandonne. Lors des répétitions sur le plateau, elle continue à prolonger, souligner ainsi les dérivations du texte ; le mouvement gagne alors très vite l'ensemble du corps, les jambes en particulier, qui bougent vite, toujours à demi-pliées, de haut en bas. Elles dansent les hésitations, continuent de scander le rythme quand la voix se suspend. Le mouvement du corps participe de l'instrumentation du texte. La partie inférieure marque le contrepoint rythmique tandis que les membres supérieurs dessinent des accidents de la mélodie. Pour diriger JUTTA JOHANNA WEISS, il arrivera à ÉRIC VIGNER de commenter, de désorienter, d'accélérer le jeu des bras, de l'interdire même. Les injonctions dérouteront l'intonation, déplaceront la voix, changeront la relation au texte de façon radicale.
Progressivement, l'actrice trouve sa voix, extrêmement grave et basse, opérant les mêmes variations que celle trouvée lors du travail à la table, mais de manière plus ténue. La gravité donne de la discrétion à la matière sonore. Les gestes ont disparu, comme si l'énergie, l'effort qu'ils nécessitaient étaient désormais contenus, intériorisés, eux aussi.
ÉRIC VIGNER n'invite jamais ses comédiens à un travail vocal explicitement organisé et énoncé. S'il lui arrive de porter un commentaire sur leur phrasé, leur volume, leur tessiture, leur puissance, c'est toujours en les considérant comme révélateurs d'une posture intérieure plus ou moins pertinente, il n'intervient jamais sur le processus technique de vocalisation. C'est l'ensemble des répétitions - à la table ou sur le plateau -, ce sont les remarques formelles ou syntaxiques, les déplacements dans l'espace, les intentions de jeu qui vont influer sur le phénomène. Les seules exigences formulées à la fin du premier mois de travail porteront sur la relation entre la voix et la scénographie conçue par le metteur en scène.
Au second tableau de la pièce, les acteurs traversent un immense rideau, constitué de perles de bambous, et qui épouse les dimensions du cadre de scène. Ils jouent désormais derrière cet écran peu opaque qui permet de les entr'apercevoir. Séparés, éloignés des acteurs, on a soudain besoin de les entendre mieux, qu'ils se rapprochent par le flux de leur parole, comme si le grain de la voix pouvait compenser la perte de ce que l'on perçoit quand l'œil rencontre le visage. Les comédiens, eux aussi, avouent leur trouble : ils ne savent plus, une fois qu'ils sont passés de l'autre côté, pour qui ils parlent ; ils ont l'impression d'être coupés du public. Leur difficulté de perception se traduit immédiatement, sur le plan vocal. ÉRIC VIGNER les encourage alors à s'imposer davantage au cœur du dispositif scénique, en faisant en sorte que leurs voix "créent des espaces de résonances" : ils doivent construire leur parcours physique, choisir leurs directions en fonction des sensations provoquées par les émissions de sons.
Lorsqu'il arrive au metteur en scène de préciser qu'il "n'entend pas le texte" ou qu'il "l'entend", il ne s'agit pas d'une remarque portant sur la hauteur des voix, sur l'articulation ou sur l'intention psychologique qui motive l'énoncé. Il désigne par là non la capacité organique de la voix à se faire entendre niais sa compétence à restituer, à épouser la gestualité, la physique du texte. La voix fait ou ne fait pas "entendre" "quelque chose" qui n'est pas de nature sensée ni palpable mais renvoie à ce que l'écrit peut concentrer en lui de mouvements, d'images, de déplacements, d'énergie. De plus, le metteur en scène invite, par ses formules lapidaires, à installer une certaine relation avec les spectateurs : la façon de parler des acteurs doit favoriser, créer l'écoute nécessaire au public. Il apparaît dès lors que moins la voix révèle d'intention d'adresse et mieux on fait "entendre le texte", c'est-à-dire qu'"entièrement prononcé", sans autre enjeu que celui de rendre perceptible ses propriétés musicales, ce dernier est "exposé", il flotte, il résonne, oblige l'auditeur à s'en saisir, à le faire parler en soi, pour soi, quand les bouches autorisées à le dire à haute voix se sont tues. Ce que JEAN-DAMIEN BARBIN et JUTTA JOHANNA WEISS cherchaient pour eux-mêmes pendant les répétitions devient le projet de l'ensemble de la représentation.
Il est donc une voix de répétition, qui ne se confond ni avec un échauffement technique ni avec le murmure rapide des acteurs quand ils font une italienne. C'est une voix d'une autre nature, intime, une voix de recherche, de lecture intérieure, qui "blanchit" l'écriture. Et le théâtre de la lecture, tel que MARGUERITE DURAS le propose, voudrait faire entendre surtout cette voix, élever celle qui, d'habitude, se tait, se cache, s'éloigne au fur et à mesure des représentations, toujours endeuillée.
Car pour pouvoir jouer LA BÊTE DANS LA JUNGLE, les acteurs recouvrent jour après jour de leur timbre celui de DELPHINE SEYRIG et de SAMI FREY, celui de MARGUERITE DURAS, aussi, d'une certaine manière. S'il leur faut acquiescer aux dérivations, aux silences, aux respirations inscrites, les mener à la lumière, ils oublient cependant peu à peu le grain des voix légendaires, dissocient la trace écrite et son ancienne enveloppe sonore. Leurs voix, pour se mettre à résonner, ont dû se rendre sourdes.
Sabine Quiriconi · Janvier 2002
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