Le Monde · 29 septembre 2002 · SAVANNAH BAY
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Le Monde
29 septembre 2002 · JEAN-LOUIS PERRIER
Veillée ardente pour ranimer la splendeur de l'âge du monde
L'ORIENT, pays de l'or. Celui de l'origine. L'endroit de la passion. Se tourner vers elles, vers lui, c'est en ressentir l'éblouissement. L'Orient durassien s'impose à l'Occident du Français, en ravalant la pourpre du rideau d'avant-scène, ses drapés en trompe-l'œil, derrière un damier d'or étincelant, en à-plats. La dominante posée, CATHERINE HIEGEL (la jeune femme) peut s'avancer, d'un talon ferme, et se camper, bien droite au centre du cadre. Elle interroge la salle du regard, aspire un grand coup, et voici MARGUERITE DURAS léguant SAVANNAH BAY à Madeleine Renaud en 1983, à la doyenne de la Maison de Molière, CATHERINE SAMIE (Madeleine), aujourd'hui : "Tu es la comédienne de théâtre, la splendeur de l'âge du monde, son accomplissement, l'immensité de sa dernière délivrance. Tu as tout oublié sauf Savannah, Savannah Bay. Savannah Bay c'est toi."
"Mettre SAVANNAH BAY en scène, nous dit ÉRIC VIGNER en lever de rideau, ce n'est pas seulement mettre DURAS en scène, c'est la mettre sur scène." L'auteur d'INDIA SONG n'avouait-elle pas de ses personnages : "C'est moi partout." Mais la lumière, dans sa générosité ; le son, dans ses modulations ; le mouvement, dans sa liturgie, aussi, c'était "moi partout". Ainsi, SAVANNAH BAY entrerait au Français avec DURAS, personnage et personnages, lumières, sons et mouvements. Derrière quelques bougies offertes à sa dévotion, le metteur en scène ferait hisser un portrait géant d'elle, à l'heure de leur rencontre un soir de Pluie d'été sur Brest (Le Monde du 16 septembre), disposant la salle Richelieu à une veillée ardente, à l'image de la Chambre verte de Truffaut-James. Et la filiation entre la jeune femme et Madeleine ferait écho à celle d'ÉRIC VIGNER et de DURAS, conduisant le metteur en scène à jouer un peu plus que ce rôle.
Sous l'or, le feu et l'eau attendent l'appel. Un immense rideau de perles mouvant dessine un ciel sanglant sur les courants transparents du delta oriental. Derrière, la silhouette mince de Madeleine, vêtue de noir pailleté, paraît vaciller, au bord du malaise, de l'évanouissement, comme si elle avait commencé de se dissoudre, inexorablement. La "splendeur de l'âge du monde" - une de ces expressions si simples si troublantes de DURAS -la jeune femme se charge de la ranimer, comme on souffle sur les dernières braises, suscitant des flammèches et bientôt des flammes capables d'éclairer le "mourir d'aimer" de SAVANNAH BAY, le lieu précis où l'eau et le feu, la naissance et la mort coïncident.
"C'est fou c'que j'peux t'aimer ; c'que j'peux t'aimer des fois..." La goualante de Piaf fouette l'air. Elle transfuse le son dans le sang pour en accélérer la circulation. Elle file droit où ça bat, où ça se débat et monte à la tête. La voix de la môme se met à courir d'une Catherine à l'autre. Réveillez-vous ! Souvenez- vous ! En même temps que Madeleine remonte le temps, CATHERINE SAMIE dévoile de nouvelles facettes de son art, de son histoire. Et chacune de ses intonations, un moment ou un autre, vient éveiller celles d'interprètes passées de DURAS, théâtre ou cinéma (Emmanuelle Riva entrouvrant Hiroshima mon amour), comme si le chant de toutes ces femmes allait ne jamais cesser. Comme ne pourrait changer certaine manière de s'asseoir en renversant la tête en arrière, de faire corps avec le sol, de se recroqueviller en petite fille attentive, ou cette démarche pied l'un devant l'autre, qui rappellerait que les pièces (les films) de DURAS se contiennent toutes, et SAVANNAH BAY, plus qu'aucune autre.
CATHERINE SAMIE peut entonner son chant crépusculaire, traversé par les cris des hirondelles, la note d'un violon solitaire, ombres longues, variété des feux, vibration virant à l'or sombre, des reflets de nuit, des éclats sourds, inattendus. CATHERINE HIÉGEL, soleil blanc, asséné, impose son flux brûlant à coups de talons, de hanches, d'épaules, en chasseuse d'ombres : éclairer, fouiller, pour voir, savoir. La vigueur de son intervention attire SAVANNAH BAY vers un paysage nouveau, découvrant une femme peu commune chez DURAS, comme si le temps de l'héritage était venu, et que la comédienne en était, avec ÉRIC VIGNER, comptable. Comme s'il était temps de revenir aux origines du drame - de la tragédie -, pour faire émerger un autre type de tragédienne.
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