ENTRETIEN AVEC BÉNÉDICTE VIGNER, DIRECTRICE ARTISTIQUE DU CDDB ET JUTTA JOHANNA WEISS, COMÉDIENNE
Stéphane Pilon
MOUVEMENT PERPÉTUEL...
Vivifiées par les courants maritimes et les bourrasques d'air salin qui déferlent sur la petite communauté portuaire de Lorient, les activités du Centre dramatique de Bretagne (CDDB) sont sous l'emprise d'une effervescence créatrice qui ne connaît pas d'accalmie.
BÉNÉDICTE VIGNER, directrice artistique du CDDB, et JUTTA JOHANNA WEISS, qui en est l'artiste associée, nous révèlent les secrets d'un centre de création qui met résolument le cap sur la découverte et "ce qui est en direction de l'avenir".
AGITATION ET LIBERTÉ
BÉNÉDICTE VIGNER:
"La saison dernière, la brochure de saison du CDDB s'ouvrait sur cette phrase de Hegel : "Seule l'agitation des vents préserve les eaux des lacs de croupir."
Chez nous, cette agitation des vents, elle s'exprime par le désir d'être libre sur le plan artistique, de choisir les artistes selon nos propres désirs, non selon une logique de consommation culturelle. Et ce qu'on souhaite de la part des metteurs en scène qu'on invite au CDDB, c'est une vision personnelle et intime, une interrogation sur leur art à partir du texte qu'ils veulent monter. Le tout se traduisant généralement par un croisement fort : celui du sens qui est porté par le texte et de la forme que le metteur en scène choisit d'y apporter."
LA VISION CONTEMPORAINE
BÉNÉDICTE VIGNER:
"Si le caractère contemporain de nos projets artistiques peut s'exprimer dans le choix des textes, ce qui doit d'abord être contemporain pour nous, c'est le travail qui est mené. On peut très bien prendre un texte de Racine, de Molière, comme un texte d'Olivier Cadiot, et c'est l'ensemble du projet qui sera contemporain : c'est sa vision. Par exemple, avec LA BÊTE DANS LA JUNGLE, on a une œuvre qui n'est pas si récente... Mais ce qu'Éric Vigner, notre directeur, met en scène quand il travaille sur LA BÊTE DANS LA JUNGLE, c'est un problème contemporain. C'est le problème du regard, par exemple, apprendre à voir, à regarder. Quelque chose qui est très difficile aujourd'hui, parce qu'on est écrasé par une multitude d'images : on n'arrive plus à décrypter."
À LA CONQUÊTE DE LORIENT
BÉNÉDICTE VIGNER:
"En 1995, quand nous sommes arrivés à Lorient, petite communauté portuaire de 65 mille habitants, c'était un espace vierge : tout le monde nous a dit que notre projet artistique ne marcherait pas, parce qu'il n'y avait pas de demande pour ce qu'on voulait proposer. Or, la fameuse théorie de l'offre et de la demande paraissait un peu absurde ici, parce que les gens ne pouvaient demander quelque chose qu'ils ne connaissaient pas.
Et, dans les faits, après trois années d'apprivoisement parfois difficile, les gens ont pris goût à ce qu'on leur présentait. Mais on les a vraiment accompagnés : on ne les a pas laissés seuls avec des spectacles de créateurs d'avant-garde, en disant : "Hop ! débrouillez-vous...". On a un rapport au public qui est très suivi et qui implique des rencontres avec la communauté, les groupes scolaires et qui intègre les artistes eux-mêmes. La création avec les équipes en résidence à Lorient nous permet d'ailleurs de mener à bien toutes ces actions. Mettre au monde une création, c'est préparer une rencontre, bien avant la première."
SHAKESPEARE ROCK AND ROLL
BÉNÉDICTE VIGNER
"Au Centre dramatique de Bretagne, notre objectif a donc été de développer la création : alors que notre mandat nous oblige à en faire une par saison, nous en assumons de trois à quatre. Et les spectacles que l'on prend en accueil s'harmonisent aussi à cette politique de création, par leur recherche de formes différentes. Ainsi, nous présentions récemment le projet d'une actrice, Nora Krief, qui a appréhendé les Sonnets de Shakespeare comme des chansons. Elle les a mis en musique avec des musiciens professionnels, dans un espace sonore bien contemporain et assez rock’n roll, pour ensuite les faire mettre en espace par un metteur en scène. Et l'idée était de faire "réentendre" ces sonnets qui, par leur essence et la nature de cette lecture, par leur réflexion sur l'intégrité et la compromission, notamment, étaient d'une actualité incroyable."
LA BÊTE DANS LA JUNGLE : UNE ÉCRITURE À QUATRE MAINS
JUTTA JOHANNA WEISS :
"Ce qui m'a séduite dans cette pièce de James Lord inspirée de la nouvelle d'Henry James et adaptée par Duras - que nous présentons à l'ESPACE GO - c'est le travail de ces trois auteurs qui s'y sont impliqués successivement. Il se traduit par une sorte d'"empilement" des écritures et des ouvertures, où chaque auteur qui s'est ajouté a ouvert de nouvelles portes, de nouvelles possibilités à l’œuvre.
La pièce réunit ainsi beaucoup de choses : deux langues, l'univers de l'art du portrait qui commence avec Henry James qui écrit de manière fascinante sur le dessin et le portrait. Ensuite, James Lord - l'ami de Giacometti et de Picasso - ajoute à cette histoire picturale un portrait exécuté par Van Dyck par lequel on entre dans la pièce. Et Marguerite Duras, enfin, ajoute un store blanc, la page blanche, la matière primaire et, surtout, les notions d'oubli, de mémoire et de transgression des images. Dans le spectacle scénographié et mis en scène par Éric Vigner, il y a donc un mouvement constant qui nous fait entrer dans l'image, et d'une image à l'autre, qui permet de multiples regards et qui ajoute une quatrième "écriture", la sienne, à celle des trois autres auteurs."
BÉNÉDICTE VIGNER :
"Effectivement, chaque écriture est venue enrichir l'œuvre à sa façon. Le rapport de Duras avec Henry James, c'est le rapport homme-femme, c'est cette impossibilité, cette tentative perpétuelle de rencontre entre l'homme et la femme qui ne se rejoignent peut-être jamais. Marguerite Duras s'est sentie proche de James sur cette notion-là et sur le rapport au secret, sur ce qu'on ne veut pas dire en-dessous, et qu'on retrouve dans toutes les œuvres de Duras. Et James Lord, lui, a repris l'univers de Henry James pour développer dans un château tout cet univers pictural : il a amplifié la présence des tableaux de Van Dyck. Éric Vigner les a encore plus amplifiés en les mettant en scène. Il en résulte donc une véritable alchimie, tributaire de toutes ces visions accumulées, qui laisse le spectateur sur une impression visuelle et émotionnelle très forte."
ÉRIC VIGNER ET LE RETOUR AUX SOURCES
JUTTA JOHANNA WEISS :
"Après avoir travaillé avec Éric Vigner sur MARION DE LORME de Victor Hugo, puis sur RHINOCÉROS de Ionesco, LA BÊTE DANS LA JUNGLE est donc le troisième projet qui me permet de collaborer avec lui. Et ce que je note dans son travail, c'est la priorité qu'il accorde au texte, à la source et à la forme qui sont tous trois intimement liés. Ce retour à la source du texte, comme il l'a fait en dépouillant Hugo de toutes les conventions qu'on a pu coller à son écriture, ça permet de retrouver le mouvement primaire, énergétique, d'un texte. Et, par conséquent, la forme n'est pas quelque chose qui est à l'extérieur de l'écriture et de son mouvement : aller à la source du texte, lui faire confiance, c'est quelque chose qui fait naître cette forme."
LA BRETAGNE INTÉRIEURE
BÉNÉDICTE VIGNER:
"Comme notre centre dramaturgique est situé à Lorient et qu'Éric Vigner et moi-même sommes bretons d'origine, il est évident que la Bretagne a une influence sur notre projet artistique. Mais, ce n'est pas une influence folklorique, ça se passe davantage sur un plan métaphysique. Par exemple, la culture celte de la Bretagne en est une qui est très ouverte à la perception de l'invisible, au regard qu'on peut porter sur la vie, au-delà des apparences. Et cette perception, ce rapport sensible qu'Éric intègre dans son travail, touche le public breton qui a d'ailleurs été très impressionné par LA BÊTE DANS LA JUNGLE. Il y a eu, entre nous, un accord qui allait au-delà de l'intellect..."