Acrimante met le feu
Un entretien avec Eric Vigner, metteur en scène
L'opéra "L'EMPIO PUNITO" (1669) a été écrit pendant le Seicento italien, donc pendant l'époque artistique du baroque. Contrairement au drame "EL Burlador de Sevilla" de Tirso de Molina, la première version du thème de DON JUAN pour le théâtre, et aussi contrairement au "Don Giovanni" de Mozart, "L'EMPIO PUNITO" ne contient presque pas d'indications sur le lieu et le temps de l'action. A la rigueur, on pourrait la situer à une cour pseudo-antique dans la région méditerranéenne. Dans votre mise en scène, dans quel environnement se déroule-t-ii l'opéra?
À mon avis, cet opéra ne peut se passer que dans l'Orient. Toute son atmosphère ainsi que l'isolement du règne d'Atrace sont des indices pour un monde et une pensée orientales. Au 17e et au 18e siècles, dans les pays européens et spécialement en Italie régnait une grande fascination pour l'Orient. La Turquie, l'Empire ottoman à l'époque, commençait alors juste derrière l'Italie. Mais malgré cette proximité géographique, l'Orient, à cause de son différence culturelle, était perçu comme un endroit plein de mystères. Le grand intérêt pour tout ce qui était turque était bien sur aussi lié à des idées et des fantasmes d'érotisme et de sensualité. Pensons seulement à l'existence du sérail qui éveillait beaucoup de curiosité aux cours occidentales. Et de l'autre côté, l'image de l'Orient évoque souvent des associations d'une certaine cruauté, de non-prononcé, de secret et d'ombre.
Dans le théâtre du 17e et 18e siècles, p.ex. chez Molière, on utilise souvent des sujets orientaux pour se plonger dans ce monde d'imagination insouciante et de motivation érotique. Et la même chose valait pour les librettistes et les compositeurs de l'époque baroque.
Le livret original de "L'EMPIO PUNITO" est très long et ne pas toujours facile à comprendre. En quelle mesure vous et CHRISTOPHE ROUSSET l'avez retravaillez pour votre mise en scène de l'opéra ?
FILIPPO ACCIAIUOLI est un poète très fort qui utilise une langue lyrique très belle et métaphorique. Comme nous le savons, au 17e siècle la métaphorique était très courante parce que dans le théâtre on ne pouvait pas dire ouvertement tout ce que l'on pensait. Pour cette raison, on cachait beaucoup de choses derrière des images poétiques. Et ces images, on les retrouve aussi dans le livret de ACCIAIUOLI. Ce livret pré-classique est beaucoup plus ample et troublant et contient beaucoup plus de petits rôles que la version que nous utilisons. Nous avons essayé de rendre l'action plus claire et de la concentrer sur les personnages principaux. Mais, comme dans le livret original, il n'existe pas une seule action nette, linéaire et continue. Il n'y a ni lieux et espaces concrets ni une notion du temps concevable. On a ici plutôt à faire à un mouvement ne finissant jamais.
Comment est-ce qu'on pourrait donc définir l'espace dans lequel se déroule l'action ?
L'espace est une matière première. Il est comparable à l'or qui n'a pas encore été travaillé — une matière dure, compacte comprenant énormément de force. C'est un monde renfermé, protégé, avec ses propres lois, un peu comme une cage en or. Au départ, ce règne d'Atrace est très clair et la pensée de ses habitants est facile à concevoir. Mais dans ce monde intact s'introduit de l'extérieur Acrimante — comme un petit serpent noir du désert. Par cela une forte énergie s'infiltre dans l'intérieur de ce monde jusqu'à présent indestructible et commence à défaire les structures existantes. Chaque personnage qui prend contact avec Acrimante vit un changement absolu de sa propre nature et de ses relations envers les autres personnages. C'est comme une vraie révolution : Dès ce moment, toutes les lois, toutes les structures, toutes les convictions qui existaient jusqu'à présent sont bouleversées et mises en question. Le "poison" du "serpent" fait son effet.
Comment pourrait-on décrire le caractère d'Acrimante, de ce "parent" de DON JUAN ?
Je vois Acrimante surtout comme porteur d'un projet politique qui sera réalisé à travers le sentiment, l'envie et l'amour dans son sens absolu. Mais l'amour au sens absolu mène à la mort. En même temps, Acrimante est une force poétique, la force de l'art. En tant qu'artiste, il transforme sa vie en son oeuvre ; il met en scène sa propre mort. Sa fascination survit à sa mort. Il meurt, mais avec passion. À la fin, les personnes qui restent et qui parlent de punition, en réalité, sont eux-mêmes les punis. Acrimante a apparu et il a disparu. Et maintenant, il les abandonne à leur sort. Ils ont déjà tous vécu des changements intérieurs parce qu'ils ont chacun le poison en soi. Leur ancienne vision du monde est profondément bouleversée par les vibrations qu'Acrimante y a emmené. Il est le seul à pouvoir le faire car il est totalement libre et indépendant. Il est un artiste au sens propre du mot : un inventeur, un créateur. Il crée une forme d'utopie et il est le porteur d'une utopie.
Quels moyens scéniques utilisez-vous pour souligner cet aspect ?
Toute une palette artistique universelle : Tout d'abord, toute la scène apparaît en or. Les différentes couleurs des costumes représentent toute la gamme de couleurs d'un arc-en-ciel. La lumière et l'ombre sont très importantes dans cette histoire d'un aller et venir permanent. Ainsi, le premier acte se passe dans un monde encore ombragée. L'or n'est pas encore activé. Au cour de la pièce, ce monde est de plus en plus éclairé — par Acrimante. Bien qu'il soit vêtu en noir, il illumine ce monde par sa nature ; il l'allume en sorte qu'il brille de son intérieur. Aussi au sens figuré on peut parler d'une illumination : chaque personnage apprend quelque chose sur lui-même.
De ce fil continu doit provenir un tissu multicolore de relations, comme un tapis de toutes les couleurs. Et Acrimante est le tisseur qui crée ces relations. On peut très bien identifier les personnages et les relations entre eux par les couleurs des costumes. Il y a deux antagonistes principaux : Acrimante qui est vêtu en noir et Atrace qui est vêtu en blanc. Atrace s'imagine libre, surtout libre d'amour, parce qu'il ne l'a jamais connu et qu'il refuse cette possibilité pour lui. Atamira est aussi absolue dans sa pensée qu'Atrace, sauf qu'elle cherche exactement le contraire. Elle veut absolument aimer, et pour cette raison, elle poursuit Acrimante. Quand Atrace la rencontre, il est tout de suite "contaminé" : Il tombe amoureux d'elle, et l'expérience de l'amour le bouleverse profondément. Les autres personnages, lpomène et Cloridoro, revivent leur amour d'une façon nouvelle et riche en conflits. Tout cela se passe comme une réaction en chaîne qu'Acrimante a déclenchée. Il n'est pas un malfaiteur par excellence, mais il représente la vie avec toutes ses nuances.
Cette caractérisation est beaucoup plus complexe que le titre "L'EMPIO PUNITO" laisse supposer ...
Quand on parle de "L'EMPIO PUNITO", il ne faut surtout pas penser au Don Giovanni de Mozart et de Da Ponte. Cet opéra a été écrit un siècle plus tôt et est donc très différent. Dans ce contexte, il est important de savoir que "L'EMPIO PUNITO" a été composé pour le carnaval à Rome. C'est une oeuvre très vivante, sensuelle et brillante. A l'époque, le sujet de DON JUAN était omniprésent en Italie ; et Melani et son librettiste ont réussi à en faire quelque chose de très personnel. Leur opéra ne se passe ni en Espagne ni en Italie, mais plus à l'est. En tant que metteur en scène de théâtre, je suis fasciné par l'esthétique du baroque parce que les artistes à l'époque étaient sur le point d'inventer quelque chose de nouveau : le théâtre au sens du temps moderne. C'était la période où est né l'opéra. Malheureusement, nous n'avons pas de documents sur la première mise en scène de la pièce. Nous avons le livret et la partition de l'époque et les mettons en scène au 21e siècle. C'est une grande aventure — pour le metteur en scène et le spectateur.