Libération
7 octobre 1994 · RENÉ SOLIS
Vies tombées dans une parenthèse
À sa traductrice en français NICOLE BRETTE, GREGORY MOTTON lança : "À quoi bon une virgule quand on peut avoir une parenthèse ?" De fait, REVIENS À TOI (ENCORE), en anglais LOOKING AT YOU (REVIVED) AGAIN, une pièce qui date de 1989, va jusqu’à mettre une parenthèse dans son titre. Mais c’est toute la pièce que l’on peut placer sous ce signe : parce que ses personnages, comme tous ceux de MOTTON, sont des marginaux, tombés hors de la phrase du monde ; parce qu’il s’agit à l’intérieur de l’œuvre de MOTTON d’une œuvre singulière - elle n’a que trois personnages qui sont comme des concentrés des figures qui hantent l’auteur ; et parce qu’on y trouve cette phrase qui renvoie à la non-existence du présent : "Le futur qui se trouvait devant moi est déjà dans le passé sans jamais avoir été dans le présent." C’est Abe qui dit ça, clé de voûte d’une sainte famille à trois personnages dans le ruisseau, et c’est BRUNO RAFFAËLLI qui tient ce rôle. En habit noir décati, grelottant dans un caleçon blanc, corps massif toujours digne, même quand il est couvert de boue.
RAFFAËLLI jamais n’abuse de sa puissance ni ne tire personnage vers le réalisme clodo. Il est pour beaucoup dans la sensation de justesse que dégage la mise en scène d’ÉRIC VIGNER : à bonne distance des mots de MOTTON, loin des pièges du misérabilisme, dans une combinaison d’humour et d’étrangeté où tout affleure, ce que l’on comprend et ce que l’on devine. Les spectateurs du théâtre municipal d’Albi, où le spectacle était créé mardi, ont de la chance : eux qui, hors les opérettes et les tournées Barret, n’ont guère de théâtre à se mettre sous la dent, se sont vu offrir un spectacle difficile mais accessible. De toutes les pièces de MOTTON, REVIENS À TOI (ENCORE) est peut-être celle où les références bibliques sont le plus nombreuses. "Ne pleurez pas sur moi, pleurez sur vous-mêmes", s’exclame Abe. Soit une transcription quasi littérale de l’Évangile de Luc ("Ne pleurez pas sur moi, pleurez plutôt sur vous-mêmes vos enfants").
Mais ÉRIC VIGNER est trop conscient de la complexité de la langue de MOTTON pour la pousser d’un côté plutôt que de l’autre. Loin des images du réalisme social ou de l’allégorie religieuse, VIGNER joue le théâtre et rien d’autre. Aux grincements des roues du camion qui rythment les tableaux, il préfère la plainte d’un joueur de cornemuse (PATRICK MOLARD) invisible - sauf à la fin, qui fait par l’extérieur le tour de la salle. Quant à la Femme Sombre paralysée dans son fauteuil qui passe la plus grand partie de la pièce "sur son balcon", elle prend place sur une loge à l’avant-scène. Jouée par MARILU MARINI, elle a l’élégance d’une belle actrice vieillissante, et le sordide de son histoire (où il est question d’alcoolisme, d’enfants enlevés par l’assistante sociale) est d’autant plus sensible qu’il se déroule comme hors d’elle-même. D’ailleurs, on ne sait jamais très bien qui est qui dans une pièce où les personnages jouent à être des acteurs et se font des scènes. Libre à chacun de reconstruire ce qui les unit, et qui se défait sans cesse. Troisième personnage, F.P., la Fille de Peragrin, est une jeune femme qui saigne des enfants qu’elle n’aura pas. ALICE VARENNE la joue dans une robe immaculée qui semble mettre encore plus en lumière sa condition d’ "animal blessé dans un zoo". Soumise à ce double traitement de théâtralisation et de dédramatisation, la langue de MOTTON résonnne, écho imprévisible du monde.