Du théâtre de Marguerite Duras · Sabine Quiriconi · SAVANNAH BAY

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«Du théâtre de  MARGUERITE DURAS» · SABINE QUIRICONI

On connaît l'œuvre romanesque de MARGUERITE DURAS; on se souvient des polémiques autour de ses films. On a tendance à oublier la relation paradoxale qui unit l'écrivain au théâtre. Et pour cause... Le théâtre ne semblait pas, pour elle, une aventure nécessaire. Ses débuts de dramaturge sont le fruit du hasard - une commande de Claude Martin qui lui propose d'adapter pour la scène son roman dialogué LE SQUARE, en 1956. Elle s'exécute non sans avouer quelques réticences qu'elle ne cessera de préciser par la suite. En effet, l'écrivain reproche à la représentation d'user le texte, de l'appauvrir, d'altérer la force et le pouvoir suggestifs des mots, de transformer la parole poétique en un acte conversationnel à la solde des situations psychologiques, d'une tradition naturaliste dont elle dénonce volontiers les fondements idéologiques mortifères et bourgeois. De plus, elle s'insurge contre les comédiens et les metteurs en scène qui interprètent le texte, c'est-à-dire qui imposent le résultat de leur propre lecture, font valoir un sens, un point de vue, un jugement. Ce que la lecture solitaire permet - un effeuillement créatif et intime du texte, l'accession à une multiplicité de sens - la mise en scène le rend impossible.

Le parcours théâtral de MARGUERITE DURAS est mu par ce constat : l'écrivain cherche les moyens d'éviter la dégradation du livre lors de son passage à la scène. Dès lors, progressivement, l'art dramatique devient un lieu d'expérimentation privilégié des pouvoirs de l'écrit, une gageure nouvelle et MARGUERITE DURAS se fera volontiers dramaturge, adaptatrice (James, Strindberg, Tchékhov..., qui l'influencent) et metteur en scène. La diversité des œuvres destinées à la scène témoigne des avatars d'un travail de laminage des codes en vigueur : courtes pièces, empruntant à l'absurde, au burlesque (LES EAUX ET FORETS (1965), LES HAGA et YES PEUT-ÉTRE (1968)), drames intimes plus nombreux ( entre autres, AGATHA et SAVANNAH BAY (1982), LA MUSICA DEUXIÈME (1985)), en passant par la pièce politique UN HOMME EST VENU ME VOIR (1968) ou la "gageure boulevardière" que constitue SUZANNA ANDLER (1969), le théâtre de MARGUERITE DURAS est révélateur des tensions, des questions qui dynamisent le projet général de l'œuvre. Les mêmes thèmes (l'enfance, le désir, l'absence, la douleur de la séparation, le deuil, l'inceste...), les mêmes figures s'y retrouvent. Au fil du temps, la limite entre les genres s'estompe. C'est parce qu'elle revendique le primat du texte sur l'ensemble de la représentation, que l'écrivain passe outre les frontières des catégories génériques.

Les textes peuvent indifféremment être lus, filmés et proférés sur scène. Une histoire tour à tour se coule dans le moule du roman, défie l'écran, est dite au théâtre. Ainsi UN BARRAGE CONTRE LE PACIFIQUE (1950), roman dont le point de départ est autobiographique, devient-il une épopée lyrique au théâtre : L'EDEN CINEMA (1977).
Certains récits proposés à la lecture personnelle et solitaire élaborent un théâtre potentiel ; certaines pièces évoquent au cours d'un dialogue une œuvre à venir, un film par exemple, ou ramènent à la mémoire ce qu'il reste d'une lecture, les fragments d'un roman de Musil... Au hasard des textes et des interviews, surgit parfois le souvenir de BÉRÉNICE et des mises en scène que Grüber, Planchon et Vitez ont consacrées à la tragédie de Racine.

Le "théâtre de MARGUERITE DURAS" ne se réduit donc pas aux seules œuvres par elle désignées comme pièces. Il est plus un mythe qu'un genre, plus un lieu de résonance, une "chambre d'écho" où l'œuvre peut faire entendre ses possibles, explorer sa vocation théâtrale, qu'un modèle formel.

Des rencontres vont marquer de façon décisive le cours de cette recherche : dès 1965, lorsque trois jeunes acteurs Claire Deluca, René Erouk et Hélène Surgère décident de jouer ses premiers textes, elle en réécrit au fil des répétitions des scènes entières. Entre 1963 et 1979, elle travaille plus particulièrement avec le metteur en scène Claude Régy qui signera des mises en scène historiques (L'AMANTE ANGLAISE, surtout, créée en 1968) et lui commandera des adaptations ; à cette époque, un même groupe d'acteurs se distribue les textes à la scène, participe aux films, fait l'objet de déclarations passionnées. Parfois, les figures qui hantent l'œuvre deviennent indissociables de ceux qui en ont proféré les paroles : MADELEINE RENAUD, Michaël Lonsdale, Delphine Seyrig, BULLE OGIER...

Avec eux, l'écrivain élabore les fondements d'une pratique personnelle, témoignant de sa volonté d'en finir avec les conventions dramatiques et de plier la scène, les habitudes de représentation, aux exigences de ce qu'elle appelle l'écrit. Elle revendique dès lors "un théâtre lu, pas joué " qui a pour corollaire, à l'instar de l'ensemble de l'œuvre, certaines stratégies d'effacement. Ces dernières affectent désormais tout autant le texte que les éléments propres à l'art scénique. Loin de bavarder, la parole se fait difficile, dévoile le silence qui la sous-tend, dont elle provient. Le temps se dilate. L'espace se scinde, se vide, blanchit, devient ombreux ou incandescent. La coulisse s'opacifie. Le mot fait images, s'érige en vision. Le sens s'effondre. Le corps bouge comme le texte avance : de faits impossibles à raconter, le récit est sans cesse interrompu, recommencé ; les textes ne se découpent plus en actes ou scènes mais en tableaux, puis en séquences, creusent la part du silence. Le dialogue se secondarise au profit de récitatifs où l'on invente lentement, à deux voix, une histoire improbable, qui se nourrit de son propre ressassement et travaille par là même à la destruction des formes auxquelles elle se soumet pour pouvoir exister un moment. Ce qui doit se donner à voir, à vivre c'est la façon dont l'œuvre se crée, le mouvement perpétuel dont elle procède qui la mène tout autant à sa perte qu'à son accomplissement. 

Il ne s'agit pas là d'un simple exercice formel : la dynamique selon laquelle les drames s'exécutent est aussi bien celle de l'écriture que celle du désir, de l'amour, selon Duras. De plus, écrire pour elle, est une posture existentielle, assumée en marge des pou- voirs, une dissidence, et lire, une opération en bien des points identiques. Au théâtre, l'expérience solitaire de l'écrivain et de ses lecteurs entend être collectivement partagée. 

Aussi oblige-t-elle l'acteur à trouver un rapport inédit au langage : comment transgresser le cadre d'une identité sociale, de l'anecdote personnelle qui ne s'énonce que par la rhétorique usée d'un langage institutionnalisé, appris, aliénant pour accéder à une parole si intime - douloureuse, désirante, passionnée, non thésaurisable - qu'elle fait exploser les limites identitaires, et permet de fusionner avec le monde ? Comment exposer le verbe sans se l'approprier, pour que cette affirmation : "je parle" se transforme en une question : "qui parle ?" et trouve sa réponse dans un "on dit" qui convoque la salle entière.

Le théâtre de la lecture prôné par MARGUERITE DURAS est difficile à définir. Il inspire souvent un maniérisme stérile. On l'apparente parfois à un déchiffrage frileux, une négation du corps au profit d'une démonstration vocale. Il s'érige en mot d'ordre, il oblige à un respect contraignant. Peut-être concevrait-on plus aisément la diversité des champs d'exploration qu'il ouvre, s'il était défini comme une aventure sensuelle, émotionnelle,instinctuelle, une opération rigoureusement poétique qui, l'espace d'un texte, déplacerait, modifierait notre relation au monde. C'est une utopie, un travail de mise en pièces qui altèrent le théâtre pour qu'il retrouve son origine et sa nécessité. Le spectateur est convié à une expérience intime et collective, transgressive, créative, qui engage d'autres liens avec le réel, en déréalisant la scène. Ainsi le désordre et le paradoxe font-ils loi.

SAVANNAH BAY est une pièce de théâtre, plusieurs fois réécrite, que MARGUERITE DURAS a mise en scène en 1983, avec MADELEINE RENAUD et BULLE OGIER, au théâtre du Rond-Point.
Deux versions du texte ont été publiées dans le même volume des éditions de Minuit. Un prologue les introduit. C'est la deuxième version, plus affranchie des contraintes du genre théâtral, qui a été retenue pour les représentations de la Comédie-Française. Le prologue est dit par CATHERINE HIEGEL.

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Sujet: 
Les textes de Duras peuvent indifféremment être lus, filmés et proférés sur scène.
Date: 
2002
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Éric Vigner