Jeune homme au bord de la mer
Rencontre avec ÉRIC VIGNER · Journal de Nanterre-Amandiers
NADINE EGHELS : Jusqu'à présent tu t'es surtout attaché à monter des textes peu connus, souvent contemporains, parfois non dramatiques : LA MAISON D'OS de Dubillard, Le régiment de Sambre-et-Meuse, La pluie d'été de DURAS. Comment L'ILLUSION COMIQUE de Pierre CORNEILLE s'inscrit-elle dans cette trajectoire ?
ÉRIC VIGNER: C'est la conséquence logique de mon travail depuis cinq ans. La thématique de la filiation, de la grande histoire des pères et des fils, était déjà présente dans tous mes spectacles précédents. On y parlait de l'affirmation de la liberté, de la séparation inéluctable des parents et des enfants, de la responsabilité que cela entraîne pour chacun.
NADINE EGHELS : Ton choix de L'ILLUSION COMIQUE serait donc d'abord thématique ?
ÉRIC VIGNER: Pas seulement. Pour moi, c'est avant tout une pièce fondatrice. Comme quelques autres chefs-d'oeuvre- La tempête de Shakespeare, La vie est un songe de Calderon, Les géants de la montagne de Pirandello , La mouette de Tchékhov ; elle parle essentiellement et crucialement du théâtre. J'avais depuis longtemps envie de la monter et l'occasion rêvée fut bien sûr mon arrivée à la direction du Théâtre de Lorient, le début d'une nouvelle aventure, celle du Centre Dramatique de Bretagne, et la mise en sommeil de la Compagnie Suzanne M. L'ILLUSION COMIQUE est une pièce de transition. En 1636, CORNEILLE convoque tous les styles qu'il a à sa disposition, et il en tire une essence qu'on pourrait dire classique. L'ILLUSION COMIQUE est nourrie d'influences diverses. Matamore vient de la Commedia dell'Arte mais il parle en vers, il a déjà adopté le langage classique. Ce personnage paradoxal, construit à partir des canevas de la Commedia dell'Arte, parle cette langue admirable qu'on commence à mettre en place au 17ème siècle, l'alexandrin. C'est vraiment un personnage de transition, il opère une conversion entre le monde d'où il vient et celui qui s'annonce, et pour moi il symbolise la matrice de L'ILLUSION COMIQUE. Cette pièce marque le fondement de tout l'art dramatique jusqu'à aujourd'hui. Je n'y vois pas seulement l'avènement du théâtre classique, mais aussi l'invention du réalisme, et déjà tout le théâtre de Tchékhov, et même Brecht, dans une sorte de distanciation par rapport à l'action. Tout est dit, il n'est pas besoin de jouer, il suffit d'énoncer, et on peut travailler beaucoup sur la forme à donner à ce théâtre. Les possibilités sont infinies. En deux heures et demie nous est démontrée l'absolue nécessité du théâtre, à travers l'histoire particulière de ce père qui quitte Rennes en 1636 pour aller chercher son fils de par le monde. C'est l'utopie de la réunion impossible entre les pères et les fils, de la réconciliation et du pardon réciproque à travers le miroir du théâtre. C'est une pièce profondément humaniste, qui témoigne d'une croyance dans l'homme, dans l'avenir de l' humanité.
NADINE EGHELS : Tout ce qui se joue dans la pièce est déjà une représentation, celle que le mage convoque sous les yeux du père. Et nous regardons la représentation de cette représentation, nous regardons le père qui regarde, et en même temps nous découvrons avec lui ce qui se joue sous ses yeux.
ÉRIC VIGNER : Plusieurs niveaux de représentations se superposent, différents points de vue s'entrecroisent, et le théâtre est omniprésent. On ne peut démêler le vrai du faux, la réalité de l'illusion, tout est théâtre, tout le temps, et c'est cela qui m'a passionné. Quant aux thèmes développés, ils sont assez formidables pour l'époque : par exemple au début du troisième acte, lorsque la fille s'oppose à la loi du père, dit qu'elle veut choisir pour elle, c'est tout le théâtre de Molière qui s'annonce. La façon dont sont abordés les rapports au pouvoir est également étonnante : au fond rien n'a changé, et la pièce reste vibrante d'actualité.
NADINE EGHELS : Ce n'est pas anodin d'ouvrir un théâtre avec cette pièce-là, qui parle de transition, d'irruption et d'apprentissage du réel, au moment où tu passes d'un statut de compagnie, un statut de saltimbanque, à la direction et la gestion d'un lieu, avec les responsabilités que ça implique.
ÉRIC VIGNER: Je ne crois qu'en la symbolique du théâtre. Quand le théâtre laisse des traces, c'est parce qu'il est fort symboliquement: C'est sa seule raison d'être. Ce qu'on conserve de la mémoire d'un spectacle, c'est le symbolique, c'est ça qui s'inscrit. Ouvrir le Théâtre de Lorient, le plus petit Centre Dramatique de France, avec cette pièce qui parle de théâtre et de quête d'identité, prend une résonance toute particulière. Quand CORNEILLE écrit L'ILLUSION COMIQUE, il me semble qu'il veut faire prendre conscience à ses spectateurs (qui trouvaient d'ordinaire un plaisir naïf à la comédie) du mécanisme de l'Illusion théâtrale, de ses pouvoirs ; la pièce est une mise en scène du théâtre lui-même et de son principe ; elle en est l'explication et la célébration tout ensemble, comme le souligne bien Fumaroli*. C'était très important aussi de renouer avec l'histoire du théâtre dans cette région, en prenant dans le rôle du père, GUY PARIGOT, qui représente à lui seul cinquante ans de théâtre en Bretagne. Et moi j'ai débuté avec lui il y a quinze ans, au Conservatoire de Rennes. Aujourd'hui GUY PARIGOT a 73 ans, il y a une filiation, une acceptation de l'autre, de son indépendance, de sa liberté, de son désir d' être artiste et de l'assumer, sans rupture radicale. L'opposition involutive est une attitude adolescente. On a tous des maîtres, des pères, l'important est de les reconnaître et de s'en affranchir sans les renier.
NADINE EGHELS : C'est peut-être pour ça que le mage ressemble à Louis Jouvet ?
ÉRIC VIGNER: Peut-être, pour moi il ressemble aussi à Joseph Beuys... Acteur et metteur-en-scène, le mage Alcandre surveille attentivement les réactions de Pridamant et vérifie sur lui les effets de son art comme un metteur en scène vérifie sur le public les émotions qui lui parviennent. Eric Guérin, c'est une présence fantomatique ; il montre et surveille, il est là tout en étant "à côté", dans la marge.
NADINE EGHELS : D'ou viennent les acteurs ?
ÉRIC VIGNER: À part avec Denis Léger-Milhau, je n'avais jamais travaillé avec eux auparavant, je les ai choisis pour ce spectacle, sur auditions.
NADINE EGHELS : On a néanmoins le sentiment qu'ils se connaissent bien, qu'ils ont une histoire commune.
ÉRIC VIGNER: Ils ont traversé quelque chose ensemble, et ce ne fut pas facile parce que ce sont des personnalités très complexes, ave des conceptions du théâtre et des attitudes sur le plateau très différentes. J'ai mis un an et demi à réunir cette distribution, pour chaque rôle j'attendais d'avoir le bon feeling, de sentir que j'avais trouvé la personne juste, parfois c'était immédiat, parfois il y avait beaucoup de tâtonnements avant cette impression d'évidence. Je fonctionnais très intuitivement et ce qui m'intéressait chez les gens que je rencontrais, c'était aussi leur histoire, leur mémoire, leurs particularités Comme dans la pièce, ce sont des planètes qui se frôlent, se heurtent, s'entrechoquent. L'idée était de constituer ensemble avec des différences, et surtout pas avec des ressemblances. Mais ils se battent ensemble pour le spectacle, parce qu'ils sont en danger, il n'y a rien d'autre qu'eux et le texte.
NADINE EGHELS : Comment est venue l'idée de l'espace, ce plateau barré de panneaux de verre, où rien n'arrête le regard mais où le jeu des reflets et de la transparence transforme la perception de manière différente pour chaque spectateur selon la position qu'il occupe dans la salle ?
ÉRIC VIGNER: C'est une démarche permanente dans mon travail depuis cinq ans. Où que ce soit, dans un théâtre où dans un espace non destiné à priori à la représentation théâtrale, je tiens à ce que le public qui est composé de personnes singulières ayant des points de vue différents soit considéré en tant que tel. On ne réunit pas les spectateurs sur une idée, sur une image qui serait définitive. C'est pourquoi on n'utilise pas la perspective à l'italienne, une représentation où tout le monde obéirait au même point de vue, comme devant un tableau, mais un espace classique qui est déjà un objet à part entière, un objet composé d'objets, de modules, avec une matière, le verre, et une trame qui découpe l'ensemble en carrés de 1 m de côté. Cette structure est modulable et peut être adaptée à chaque lieu, selon l'ouverture et la profondeur du plateau. On ne transporte pas un décor mais de la matière, des objets qui créent des hasards, des occurrences visuelles, des circulations. Certains mouvements dans la mise en scène ne sont pas réglés, et ne le seront jamais, ce sont des moments d'improvisation libre, et cet espace le permet. Il y a aussi des pierres blanches, une autre matière, qui rappelle celle de la grotte de Touraine et évoque aussi un cimetière américain. Tout change à chaque fois, nous travaillons avec la réalité du lieu tel qu'il est, on le révèle et en même temps on le masque, enclore la rencontre de la réalité et de l'illusion. Le jeu de transparence, modulé par la lumière, brouille les repères de la perception, on navigue entre image et illusion. Par une sorte de démultiplication des reflets, il est difficile d'évaluer la distance lors des apparitions et disparitions des personnages. Il y a néanmoins une aire de jeu centrale, la scène de la représentation que le mage convoque sous les yeux du père, et les nôtres. Tout cela renforce bien sûr l'impression magique. Mais ce n'est pas la magie qui intéresse Alcandre, c'est le verbe, la langue, le mot. La clé de cette pièce réside dans le premier vers : "Ce mage qui d'un mot renverse la nature". C'est une croyance absolue dans le langage. Et pour nous, il s'agit avant tout de faire entendre cette langue. D'ailleurs, Alcandre est un mage qui n'a rien à faire avec la Nécromancie ou la pratique des sciences occultes ; il a laissé sa baguette magique et ses paillettes dans un autre tour. Il est magicien au sens où le soleil l'est quand il transfigure toute chose, il est magicien au sens figuré, au sens où il est capable de faire des choses extraordinaires, de raconter des histoires tout en dansant sur les volcans. Il est porteur d'une joie Nietzschéenne.
NADINE EGHELS : Comment est venue l'idée d'intégrer au spectacle un quatuor à cordes ?
ÉRIC VIGNER: J'ai toujours travaillé avec des musiciens en direct. Ici, ils sont au centre du plateau, mais en dessous. Ils sont la fondation de tout un monde où d'abord vient la musique, ensuite l'architecture, enfin la parole. Dans cette pièce faite de croisements perpétuels, entre les influences de la Commedia dell' Arte, la préfiguration du drame bourgeois, l'annonce de la tragédie classique, je voulais introduire aussi la musique. On y rencontre donc Purcell, Mozart, Bach, Vivaldi, et Charpentier. Il y a une progression dans la musique. Ce n'est pas un simple accompagnement musical, elle raconte une histoire, elle fait apparaître et disparaître les personnages, d'ailleurs le spectacle commence lorsque les musiciens entrent sur le plateau et se termine lorsqu'ils le quittent.
NADINE EGHELS : Comment s'écrit le temps du spectacle ?
ÉRIC VIGNER: Le temps du spectacle est toujours un temps présent même s'il raconte des événements du passé. Mais au fil de son déroulement, il y a une montée dans la théâtralité : on commence au degré 0, quelqu'un ouvre un livre et lit une phrase, et on termine comme dans une tragédie. On pourrait plutôt parler de drame bourgeois, on entend Le Mariage de Figaro, on voit Le verrou de Fragonard. Je ne me suis pas préoccupé de définir exactement le genre de la pièce, mais plutôt d'entendre de quoi elle nous parle, ce qu'elle met en jeu, mais il y a un fond de mystère qui résiste à toutes les analyses. Strehler disait que dans cette pièce il y a comme une zone aveugle, quelque chose auquel il ne faut pas toucher, sinon on la tue... C'est l'histoire de ce père parti de Bretagne au 17ème siècle, ça ne fait pas 10 ans qu'il cherche son fils mais 350 ans. Epuisé par cette quête infinie, il arrive à Nanterre où le fils, qui a en lui toute la mémoire du théâtre, depuis le 17ème siècle, lui montre enfin ce qu'il fait et qui il est ! Alors le père peut mourir tranquille, dans un geste lent qui à la fois salue, embrasse et applaudit.
*In Commentaires à l'édition de L'ILLUSION COMIQUE de Pierre Corneille. Editions Larousse.