Le sentiment de l'amour dans "L'ILLUSION"
OCTAVE NADAL · in Le sentiment de l'amour dans l'oeuvre de Pierre CORNEILLE. NRF-Gallimard
... CORNEILLE est encore timide et hésitant; ses premières oeuvres comiques s'achèvent sur une interrogation; avant la tragédie du CID, L'ILLUSION COMIQUE est cette ultime interrogation. Une sorte d'angoisse donne à cette pièce des couleurs et des éclats de fête foraine, projette sur l'écran de la grotte magique une humanité de songe, des attitudes et des voix de marionnettes curieusement déformées. Le montreur d'images annonce le spectacle, les spectres parlants, la fantasmagorie. Sous nos yeux tremblent des habits de comédiens, pourpre et or, un équipage somptueux et princier; ces tissus éclatants, ces couronnes et ces bijoux, cette toilette de femme, nous les retrouverons un peu plus tard : des corps vivants les rempliront pour une tragique journée. Mais on n'est pas encore à ce rêve dans un rêve, à cette illusion dans L'ILLUSION. Avant que les images de la vie paraissent, pourquoi soudain ces objets de merveille, ces artifices, ces instruments et ces accessoires de la parade scénique?
Est-ce le théâtre de la vie qui est ainsi annoncé? Ou bien la vie du théâtre? Qui joue ici, l'acteur ou l'homme? Et que projette-t-on : le réel ou l'apparence, la vérité ou le mensonge, le commerce des vivants ou celui des ombres?
On venait à peine de quitter ces deux amis, l'un breton, l'autre tourangeau; de suivre leur conversation, et leur promenade à travers la campagne de Touraine jusqu'à cette grotte du magicien Alcandre où règne une nuit qui "n'ouvre son voile épais qu'aux rayons d'un faux jour". Le théâtre! La rampe entre le spectateur et le spectacle, cette large bouche comme un mur invisible où l'air devient inaccessible, le cercle magique qui sépare le monde des vivants de la féerie heureuse ou sanglante.
Cela pourtant semblait commencer comme la vie même, ce père qui par trop de sévérité a chassé son fils Clindor, et, désolé maintenant de l'avoir perdu, s'est mis à sa recherche par tous les pays. Bien vainement. Auprès du Magicien il regarde la toile aux illusions. Mais la vie de ce Clindor depuis qu'il quitta le toit paternel, fut-elle différente d'un songe? Après cent métiers le voici devenu une sorte de chevalier d'amour et d'industrie auprès d'Isabelle et de Matamore. Tel est le prologue de la pièce qui s'ouvre maintenant sur une comédie roman. On y reconnaît l'intrigue si souvent reprise des comédies; un peu plus complexe peut-étre, puisque deux jaloux cette fois y trament le complot contre les amants. Clindor a le bonheur de tuer son rival; blessé, il est arrêté, jeté en prison. Isabelle et Lyse le font évader. Le trio, après bien des tribulations, entre dans une troupe de comédiens. Au dernier acte de L'ILLUSION on les voit jouer une scène de tragédie qu'on pourrait prendre pour une suite de leur propre aventure. C'est la nuit, dans un jardin. Isabelle représente la femme d'un seigneur anglais; elle est venue y surprendre son mari qu'elle soupçonne d'être infidèle. Clindor tient ce dernier rôle; il arrive au rendez-vous pensant trouver la Reine et c'est sa femme qui l'accueille. Il meurt enfin poignardé par un envoyé du Roi. Le rideau se relève sur cet assassinat. On voit alors les comédiens et leur portier autour d'une table en train de se partager la recette.
Ainsi s'achève L'ILLUSION par la pièce dans la pièce, "the play within the play" du théâtre élisabethain. Aux premières images d'un monde réel succèdent les images de la magie, puis les images pures du théâtre; apparences d'apparences et illusion d'une illusion. Tous les personnages de la comédie, déjà irréels et lointains (l'un d'entre eux, Matamore, est d'imagination pure), ces amours traversés par un duel sanglant, cette prison et cette rocambolesque évasion, cette tragédie enfin que jouent les personnages de la comédie, gardent — c'est évident — quelque signification cachée.
Touche-t-on ici le lieu commun d'un art? une formule scénique? ou plus profondément le goût secret et la pensée d'un créateur? À la première question la réponse est facile : sans doute il s'agit bien d'une esthétique théâtrale, mais singulière et étrangère à l'ensemble du répertoire cornélien. Une série de miroirs y recule au-delà du réel une humanité romanesque et baroque qui finit par s'effacer sous le fard et le masque tragiques. Théâtre de fiction et de transposition dont CORNEILLE garda toujours un regret mal avoué, qu'il chercha à reprendre à travers le fabuleux et le merveilleux de l'Histoire, les machineries mythologiques, et qu'on retrouverait même au coeur de ses tragédies les plus sévèrement architecturées selon le goût classique. Toutefois, il ne s'agit encore que de structure.
L'autre point plus délicat est de dégager dans L'ILLUSION l'attitude mème de CORNEILLE devant l'héroïsme et l'amour. L'héroïsme serait-il ce gonflement démesuré, ou du moins commencerait-il par là? par cette exagération, par cette ubris verbale? Faudrait-il toujours supposer ce mensonge à soi dans les actes nobles, désintéressés? Le tremplin de ce théâtre sublime serait-il le mensonge? Là-dessus on n'ose trop rêver. Ce mensonge énorme, gratuit de Matamore, qui gonfle si curieusement la première voile de l'héroïsme cornélien, cette bravoure sans brave,ces éclats de voix, cette pièce du Verbe et de l'Acteur, ils sont pourtant là, à l'instant décisif où le poète découvre son univers tragique.
L'illusion serait-elle une préface à toute oeuvre, une de ces révélations qui éclairerait la singularité de la morale politique et du tragique cornéliens? Car enfin Matamore c'est Rodrigue ou Horace sans les actes. Le langage, le ton de ces héros sont communs; leurs élans, leur exaltation, leurs maximesles mêmes. Et l'amour? Qui ne s'étonnerait de cet intrigant qui débute lui aussi par le mensonge et finit par ressembler à son mensonge, par être sincèrement celui-là même qui n'était qu'un langage? Si l'on tient que la scène tragique est une suite de son aventure (CORNEILLE s'est trop appliqué à les joindre l'une à l'autre pour qu'on ne se laisse pas volontiers abuser) quelle lumière sur l'amour! Ne serait-il qu'une illusion comme cette bulle d'héroïsme? Est-ce lui cette comédie répercutée dans ces miroirs sans fin? dans ces images qui explosent comme des songes? L'amoureux est-il cet acteur qui joue son âme, l'amour cet artifice? Comparses d'un jeu de quelle baraque foraine? L'amour de Clindor, mensonge ou vérité? Qui croire? Clindor auprès de Lyse, ou Clindor auprès d'Isabelle? Clindor en prison, ou dans le jardin tragique? Le même homme et plusieurs langages, le même homme et des actions contradictoires. Quand le rideau tombe sur la tragédie et se relève sur les comédiens l'interrogation du vieillard retentit de façon mystérieuse :
Quel charme en un moment étouffe leurs discords,
Pour assembler ainsi les vivants et les morts?
La réponse du magicien ne laisseguère de doute sur l'analogie que CORNEILLE entendait suggérer entre la vie et le songe, la condition humaine et la comédie :
Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
Et sans prendre intérét en pas un de leurs rôles,
Le traître et le trahi, le mort et le vivant,
Se trouvent à la fin amis comme devant.
Pourtant son théâtre tragique allait répondre sans ambiguïté à cette émouvante interrogation. C'est que CORNEILLE aura décidément trouvé ce qui lui valut le surnom de grand : l'assise royale de l'homme. Elle n'est ni son tempérament, ni les aveugles poussées de la chair et du sang, ni l'esprit seul et sa nostalgie, ni la vie mème, mais toutes ces choses ensemble sous la condition d'un mouvement de l'âme qui les éclaire, les pénètre et finalement les surmonte.