Comme Duras, Kirkwood pose la question de ce qui reste, de ce qui resterait après l’apocalypse · Éric Vigner
Les Enfants est une pièce de Lucy Kirkwood créée à Londres au Royal Court en 2017. C’est la première fois qu’elle sera jouée en France et c’est toujours émouvant de pouvoir faire découvrir au public français une nouvelle écriture contemporaine, en l’occurence celle d’une jeune femme, née en 1984 qui est aussi scénariste en prise avec notre réalité planétaire. J’ai voulu la mettre en scène immédiatement après sa lecture en 2019 tant elle me semblait en phase avec ce que nous vivons. La Covid en a décidé autrement et ce sera début septembre la création de la rentrée du Théâtre de l’Atelier. Cette comédie à l’humour noir et très acéré s'inscrit dans la lignée d’une longue tradition réaliste dans le théâtre britannique. Comme dans les pièces de Pinter, de Martin Crimp, de David Hare, de Gregory Motton ou de Sarah Kane, il traite des réalités sociales et politiques du présent le plus souvent dans l’espace intime avec une forme de distanciation qui évoque notre théâtre de l’absurde.
Dans cette histoire une femme arrive un soir dans un no where au bord de la mer dont on comprend assez vite qu’il se trouve à proximité d’une centrale atomique qui a subi une catastrophe identique à celle de Fukushima. Que vient-t-elle faire et pourquoi reprend-elle contact avec ce couple d’ingénieurs nucléaires dont elle fut leur collègue après si longtemps ? Est-ce l'amour de jeunesse pour l’homme qui la conduit jusqu’ici ? A travers cette histoire, qui se révèle en pointillé au fur et à mesure que l’on avance dans la pièce, se dessine le portrait d’une génération et d’une culture, celle des années 70 qui cru à l’amour libre et au progrès nucléaire. Sous l’apparente légèreté d’une écriture à l’esprit caustique, Lucy Kirkwood apparait comme une femme engagée dans son époque, que ce soit dans son combat féministe dans NSFW en 2012 ou avec Chimerica, inspirée par la célèbre photo de l'homme face aux tanks sur la Place Tienanmen lors des manifestations de 1989. Elle reçoit le Prix de la meilleure pièce aux Writers' Guild Awards pour Les Enfants, et est élue membre de la Royal Society of Littérature la même année.
Comment vont les Enfants ?
Marguerite Duras écrit en 1991 La Pluie d’été après avoir réalisé le film Les Enfants. En 1993, je porte au théâtre ce livre qui raconte l’histoire d’Ernesto, l'enfant qui ne voulait plus aller à l’école parce qu'à l’école on lui apprend des choses qu’il ne sait pas. Après avoir fait l’apprentissage de la totalité de la connaissance humaine, Ernesto annonce que ce n’est pas la peine et va travailler à la construction des grandes centrales scientifiques de la terre. A l’instar de Zarathoustra, « il porte en lui le chaos pour engendrer une étoile qui danse ». Je ne sais pas si Lucy Kirkwood connaît ce livre testamentaire de Marguerite Duras mais je lis ses Enfants là, à la suite de La Pluie d’été comme le prolongement trente ans plus tard de la même histoire inquiète. Comme Duras, Kirkwood pose la question de ce qui reste, de ce qui resterait après l’apocalypse et de ce que l’on pourrait faire face au constat d’une civilisation qui croyait au progrès et qui voit son échec. La solution qu’elle propose est une initiative individuelle singulière, concrète et inédite qui donne beaucoup à réfléchir sur ce que c’est de vivre, d’être humain au milieu des humains et de considérer son action individuelle au regard de celle des autres. Est-ce que l’amour au bout du compte ne pourrait pas être l’énergie sur laquelle l’on pourrait s’appuyer pour peut-être consoler à défaut de pouvoir réparer avant de reconstruire ? Duras comme Kirkwood sont des femmes qui écrivent, l’une dans le XXe et l’autre au XXIe siècle. La pièce de cette jeune dramaturge britannique est en prise directe avec notre actualité et c’est ce qui fait sa force dans une forme qui manie avec dextérité le registre de la tragi-comédie. Chez Kirkwood, les enfants sont absents, on en parle à travers l’évocation de Lauren la fille aînée du couple, comme une enfant malade et rebelle, ou par la présence d’un tricycle que l’on a retrouvé sous la boue qui a tout recouvert après la vague du tsunami qui a endommagé la centrale. Les Enfants c’est aussi ce qui reste de l’enfance, la nôtre, celle de nos parents et de leurs enfants après eux. "Comment vont les enfants?" ainsi débute la pièce. L’écriture de Lucy Kirkwood et sa dramaturgie jouent de tous ces registres en équilibre constant. On ne peut pas réduire la pièce à une critique sociale ou politique ou bien même psychologique ou psychanalytique. Cette pièce et sa modernité rendent compte par la fiction d’un sentiment du monde à l’heure où je vous parle, où tout cela se mêle et s’entrechoque et se croise dans une compression de l’espace et du temps qui est notre réalité d’aujourd’hui. Comment répondre personnellement à ces questions qui nous engagent et dont nous sommes en partie responsables ? À cette interrogation, Kirkwood propose pour le moins une résolution étonnante qui relève de l’ordre du sacrifice. Cet événement est sans aucun doute le plus étonnant de la pièce et renvoie aux fondements de notre théâtre et à la tragédie. Le regretté Jean Pierre Vincent qui avait eu aussi le désir de mettre en scène Les Enfants me disait très justement que Les Enfants est une pièce qui s’avance masquée et que sous le masque se trouve la tragédie. Une tragi-comédie masquée donc. Face à cette écriture nouvelle, il fallait une distribution exceptionnelle, un trio qui contribue par son expérience de vie et d’acteur à l’éclairer de ses talents. Cécile Brune, Frédéric Pierrot et Dominique Valadié porteront haut le message de Lucy Kirkwood.
Le Lieu, l’espace, le décor, le théâtre, l’histoire.
L’endroit de la représentation est toujours celui du théâtre lui-même et ce qu’il représente. Un théâtre balade son histoire avec lui et cette histoire s’inscrit dans celle de la représentation. C’est une particularité de mon travail et l’on ne peut pas dissocier le « décor » de l’architecture du lieu qui va accueillir et susciter la représentation. C’est sans doute pourquoi une grande partie des propositions que j’ai pu faire au théâtre s’est réalisée dans des architectures qui n’étaient pas spécifiquement dédiées au théâtre. Tribunal, musée, cloître, usine désaffectée.
Pour Les Enfants j’ai choisi le théâtre de l’Atelier, celui de Charles Dullin, l'un des pionniers de notre théâtre contemporain français, un acteur, metteur en scène, chercheur et pédagogue, membre fondateur du Quartel dont nous redécouvrons aujourd’hui avec bonheur l’héritage.
Dans la cage de scène vide du théâtre de l’Atelier, l’on installera les restes d’un “ décor “ que j’avais réalisé pour Jusqu’à ce que la mort nous sépare de Rémi De Vos. Quelques éléments évoquent une époque, celle des années 70, et possiblement un terrain de jeu. Qu’est -ce que l’on fait avec ce qui reste ? est au cœur de la pièce et cette question du recyclage, de l’économie que l’on met en place pour produire un théâtre nouveau est un des thèmes d’une perspective d’avenir pour Les Enfants.