« Il a été mis fin aux exactions hitlériennes par les armes, non par des arguments. »
— Pierre Legendre, Le crime du caporal Lortie
« On aiderait l’homme si on pouvait lui ouvrir, sinon l’œil pour l’écriture d’autrui, du moins l’oreille pour sa propre langue, et lui faire vivre à nouveau les significations que, sans le savoir, il porte quotidiennement à la bouche. […] Plus on est près de l’origine, plus on est loin de la guerre. Si l’humanité avait autre chose que des phrases creuses, elle n’aurait pas besoin d’armes. On doit commencer par s’entendre parler, réfléchir là-dessus, et ce qui est perdu se trouvera. »
— Karl Kraus, La troisième nuit de Walpurgis
À l’heure du règne de la novlangue techno-scientifique et d’une écrasante impuissance politique, la tentation est grande chez les artistes et les intellectuels, de se convaincre que leur activité a un contenu ou des effets politiques, contre toutes les évidences, contre tous les démentis flagrants du réel. Nous savons qu’il y a des transgressions rituelles dans nos milieux, des incantations et des indignations vertueuses sans aucun effet. Dans son texte sur l’État, Bourdieu oppose « le transgresseur contrôlé » à « l’hérétique », et cite le mot célèbre de Chamfort : « Le grand vicaire peut sourire à un propos contre la religion, l’évêque rire tout à fait, le cardinal y joindre son mot. » Il me semble que les œuvres qui se donnent pour objet un bon gros thème politique identifiable, un bon gros titre clignotant comme « les sans-papiers » ou le « chômage en France », présentent souvent peu d’intérêt, aussi bien sur le plan littéraire que politique. Toute remise en cause des pouvoirs existants passe par une opération sur la langue même, sur ses fausses évidences, sur les fictions grammaticales qu’elles charrient. Je me sens plus requis par les livres qui font éclater ce que Nietzsche appelait la fiction grammaticale du JE, qui ouvrent les vannes du sens, restent irréductibles à une intention ou un discours sur l’état du monde.
C’est que bien trop souvent, dans les livres, non seulement x veut coucher avec y, ce qui se conçoit, ce qu’on peut accepter à la rigueur (et dont on prend acte dans une phrase 1 qui pourrait s’énoncer ainsi : « x veut coucher avec y »), mais le même x veut coucher avec le même y dans la phrase suivante (« x s’approche de y avec ses grandes mains pâles »), et là, non, ça ne va plus du tout, on jette le livre, ça ne se passe jamais ainsi, chez personne, nulle part. Entre deux points sur la page, entre deux secondes de vie, il y a le bruit de cataracte du temps, et la seule affaire qui vaille en écriture, c’est de le faire entendre. Chez quelques rares auteurs (Michaux, Alfred Döblin ci-dessous) quand les choses deviennent un peu plus turbulentes, il y a fort à parier que x aura cessé de vouloir la même chose dans la phrase 2, ou qu’il aura oublié, ou qu’il se sera transformé en cafard, ou en y, ou y en falaise, ou tout ceci à la fois, car on ne sait jamais ce qui peut se passer dans les « propriétés » de chacun.
« J’arrive bien à former un objet, ou un être, ou un fragment. Par exemple une branche ou une dent, ou mille branches et mille dents. Mais où les mettre ? Il y a des gens qui sans effort réussissent des massifs, des foules, des ensembles. Moi, non. Mille dents oui, cent mille dents oui, et certains jours dans ma propriété j’ai là cent mille crayons, mais que faire dans un champ avec cent mille crayons ? »
— Henri Michaux, Mes propriétés
Qu’on me permette de citer longuement Berlin Alexanderplatz, de Alfred Döblin, dans la traduction d’Olivier Le Lay, le deuxième paragraphe du roman : « La punition commence. Il se secoua, déglutit. Il se marcha sur le pied. Puis il prit son élan et se retrouva assis dans le tram. Au milieu des gens. Parti. Au début c’était comme quand on est chez le dentiste, il a saisi une racine avec la tenaille et il tire, la douleur augmente, la tête va exploser. Il tournait la tête en arrière vers la muraille rouge, mais le tram filait et l’emportait sur les rails, bientôt il n’y eut plus que sa tête dans la direction de la prison. La rame fit un coude, des arbres, des maisons s’interposèrent. Des rues vivantes émergèrent, la Seestrasse, des gens montaient et descendaient. En lui ça criait d’effroi : Attention, attention, c’est parti. La pointe de son nez gelait, ça bourdonnait le long de sa joue. « Midi Journal », « B.Z. », « Le Nouvel Illustré », « Radio Actuel », « Tickets s’il vous plaît ». Les schupos ont des uniformes bleus maintenant. Il redescendit de la rame sans qu’on prête attention à lui, il était parmi les gens. Et alors quoi ? Rien. Un peu de tenue, cochon efflanqué, ressaisis-toi, t’vas tâter d’mon poing. Cohue, qué cohue. Comme ça remuait. Probable que ma cervelle a pus de graisse, probable qu’al’ est toute desséchée. Et puis tout ça. Magasins de chaussures, chapelleries, lampes à incandescence, bars à gnôle. Faut bien que les gens ayent des souliers, aussi, s’ils courent comme ça dans tous les sens, nous autres aussi on avait une cordonnerie, bien retenir ça. Des centaines de vitres nickel, laisse-les briller, va, c’est toujours pas elles qui vont te faire peur, t’peux les réduire en miettes, rien d’extraordinaire là-d’dans, sont bien astiquées et c’est tout. On éventrait le pavé sur la Rosenthaler Platz, il marcha entre les autres sur des caillebotis. On se mélange avec les autres, comme ça tout passe, tu remarques plus rien, garçon. Dans les vitrines des silhouettes en complet, manteau, avec des jupes, avec des bas et des souliers. Dehors tout remuait, mais — derrière — rien du tout ! Ça — vivait — pas ! Ça vous avait des visages joyeux, ça riait, attendait sur l’îlot-refuge en face d’Aschinger à deux ou à trois, fumait des cigarettes, feuilletait des journaux. C’était planté là comme les réverbères — et — ça se pétrifiait à mesure. Ils étaient solidaires des maisons, rien que du blanc, rien que du bois. »
Se déploie dans ces deux extraits, malgré toutes leurs différences, une pensée en vrille, sans bords et sans limite. Quelqu’un parle, s’efforce, démontre, trébuche, ne s’interrompt jamais, brasse tout, ne hiérarchise rien, télescope les moments et les lieux — contre toute logique. La folie rôde bien sûr, dès que la frêle paroi est abolie entre dehors et dedans, quand l’écriture avance « comme une lame à travers toutes choses » (V. Woolf).
Cette conscience de notre porosité, de notre éclatement nous permet d’être un peu plus méfiants vis-à-vis des discours politiques, un peu plus chatouilleux à l’égard de tout ce qui prétend nous définir et nous arraisonner, un peu moins sûrs de nous. Un grand autre pour nous (au sens large, universitaires, artistes…) c’est par exemple le lepéniste avec sa paranoïa, sa hantise du déclassement, son racisme — au berceau duquel une bonne partie de la classe politique s’est donnée rendez-vous depuis quelques années pour lui chatouiller le ventre. C’est cette parole-là qu’il ne faut pas avoir peur de faire surgir, pour en sentir les puissances mais les emmener ailleurs aussi. D’où mon intérêt pour l’écriture du stand-up, telle que la pratiquait un Desproges en France, un Lenny Bruce ou un Bill Hicks aux USA, avec les prises de risque de leurs sketches, leurs glissades, leurs nonsense. Ne pas avoir peur de cela, de cette proximité-là, la laisser se déployer mais pour mieux en faire saillir l’absurdité ou la folie, ses impensés, son éventuel comique involontaire. Me passionnent les textes qui lui donnent une voix, à ce pire, les textes qui n’ont pas peur de ses puissances, mais le déplacent, le trouent, l’entrechoquent à autre chose. C’est ainsi, bien plus efficacement que par les discours « contre », les indignations et les mains sur le cœur, que le risque (bien réel et grandissant) de ce pire est combattu. Aucune pose vertueuse ne viendra à bout d’un discours paranoïaque.
Berlin Alexanderplatz de Döblin est une étonnante auberge, espagnole et kaléidoscopique : on s’y soûle, on s’y tue, on s’y prend aux cheveux. Surgissent tour à tour et sans transition : Isaac rétif à son sacrifice par Abraham, le maquereau Biberkopf et la petite putain Mieze, des horaires de chemin de fer, des voix dans les rues, des cris annonçant le retour d’Agamemnon de Troie, tout un bestiaire hors de contrôle. Le récit se donne comme un inépuisable réservoir de voix et de régimes d’énonciation, épousant tous les points de vue, des êtres, des choses, des animaux. Döblin prend en charge la violence et la brutalité du milieu interlope où se déroule son récit, laisse se déployer la pire violence masculine (à l’égard des femmes par exemple, violées ou assassinées dans son livre). Il est frappant de constater que ce livre, maintenant muséifié et rendu (presque) inoffensif, a été célébré quasi unanimement lors de sa retraduction par Olivier Le Lay en 2008. J’ai la certitude que s’il était publié maintenant, sans cette gloire douteuse d’être un chef d’œuvre du passé, il donnerait lieu à d’infinis débats « sociétaux » et sans doute aussi à des accusations terribles contre son auteur — comme Jauffret a dû y faire face avec Autobiographie ou Histoire d’amour.
En guise de conclusion, un extrait du poème de Ghérasim Luca, Passionnément, où le corps à corps avec la langue, sa dislocation, passe à une échelle qu’on pourrait qualifier de moléculaire : « […]
ne dominez pas vos rats
pas vos rats
ne do dévorants ne do ne dominez pas
vos rats vos rations vos rats rations ne ne
ne dominez pas vos passions rations vos
ne dominez pas vos ne vos ne do do
minez minez vos nations ni mais do
minez ne do ne mi pas pas vos rats
vos passionnantes rations de rats de pas
pas passe passio minez pas
minez pas vos passions vos
vos rationnants ragoûts de rats dévo
dévorez-les
[…] »