Comme un volcan
Avec MADEMOISELLE JULIE, créé à Avignon et présenté fin avril au Théâtre de Lorient, JULIETTE BINOCHE retrouve les planches. Et à Lorient, elle retrouve aussi ÉRIC VIGNER, avec qui elle a partagé les bancs du Conservatoire. Morceaux choisis d’une conversation sur la puissance du théâtre, et la passion du jeu.
Propos recueillis par DAVID SANSON
Photographies FABRIZIO FERRI
« Chez JULIETTE BINOCHE, CE QUI M'A PARTICULIÈREMENT IMPRESSIONNÉ, C'EST SA NATURE. » Lorsque nous l’avions interrogé pour notre précédent numéro, Romain Duris était revenu, au détour de la conversation, sur la comédienne qui, il l’a souvent dit, l’a marqué plus que toute autre : « C’est le genre de personne qui, même quand on marche dans la rue pour aller au café, possède un charisme qui fait que l’on se dit que ce n’est pas un hasard si elle nous bouleverse autant. Dans sa façon d’avancer, de regarder la vie, de recevoir les choses, et de vous renvoyer la réponse, elle est impressionnante de vie, il y a chez elle une vraie force, une force vivante… » Car c’est bien un don, un don très rare, que celui d’être un acteur — un acteur au sens plein, absolu, du mot. Et c’est ce don qui est au cœur de la conversation qui est venue marquer les retrouvailles d’ÉRIC VIGNER et de JULIETTE BINOCHE, un peu plus de 20 ans après leur rencontre au Conservatoire supérieur d’art dramatique. JULIETTE BINOCHE n’y a passé que quelques mois, bien vite happée par le cinéma et les deux films qui allaient aussitôt l’imposer au premier plan, Rendez-vous d’André Téchiné et l’inoubliable Mauvais sang de Leos Carax ; ÉRIC VIGNER, quant à lui, y a appris ce métier de comédien dans lequel il voyait le meilleur moyen de passer, très vite, à la mise en scène. En ce jour d’hiver, dans un bar d’un grand hôtel parisien, l’un et l’autre ont partagé leurs souvenirs, leurs expériences, leur amour du théâtre, mais aussi de la peinture, au fil d’une discussion agitée de sonores éclats de rire. Et ce, au moment où JULIETTE BINOCHE s’apprête à venir à Lorient pour incarner dans toute son ambiguïté insondable, quasi animale, la flamboyante Mademoiselle Julie d’August STRINDBERG, mise en scène par FRÉDÉRIC FISBACH : le rôle avec lequel, lors du dernier Festival d’Avignon, elle faisait son grand retour sur les scènes de théâtre françaises, 23 ans après La Mouette de Tchekhov mise en scène par Andrei Konchalovsky au Théâtre de l’Odéon (en 1997 et 2001, elle a bien joué également Pirandello et Pinter, mais c’était à Londres et New York), et après s’être frottée récemment, pour la première fois, à la danse.
ÉRIC VIGNER : « Pourquoi as-tu attendu 20 ans avant de revenir au théâtre — en France tout au moins ? »
JULIETTE BINOCHE : « Mais j’ai fait de la danse, et donc du théâtre ! Et quand je joue au cinéma, je n’ai pas l’impression que ce n’est pas du théâtre (sourire). Le jeu, au départ, c’est être en relation avec un monde intérieur et l’extérioser, le partager avec les gens — que ce soit avec l’équipe d’un tournage ou les spectateurs… C’est vrai que l’alchimie qui se passe au théâtre est un peu différente ; parce que la pièce évolue, et que donc on découvre des choses à chaque fois différentes. Mais le fait d’être sur la scène me semble tellement naturel que je n’ai pas l’impression de l’avoir jamais quittée. »
« Mais la relation directe au public, soir après soir, n’est-ce pas quelque chose qui t’a manqué, que tu aurais eu envie de retrouver plus souvent après ton expérience à l’Odéon ? »
« C’est-à-dire que, quelque part, la peur du jugement est plus impressionnante au théâtre qu’au cinéma. Au cinéma, il y a des filets : on peut faire une autre prise, sous un autre angle, il y a de la post-synchronisation, un montage. Au théâtre, une fois qu’on s’est planté, on s’est planté. Et c’est ce qui est à la fois très grisant et très flippant. »
« Le théâtre, c’est donc une forme d’insécurité ? »
« L’insécurité est partout, aussi bien au cinéma qu’au théâtre, de toutes les façons. Et il elle est nécessaire ; il faut le déséquilibre pour trouver un équilibre vrai. Mais au théâtre, peut-être parce que je suis avant tout considérée comme une actrice de cinéma, il y a toujours cette idée que l’on “m’attend au tournant”… Cela dit, avec la danse, j’ai tellement été tourneboulée cul par-dessus tête, dans tous les sens, dans onze pays différents et pendant cent représentations, avec la trouille constante de me casser quelque chose ou de ne pas pouvoir suivre, que je crois que plus grand-chose ne me fait peur. La danse a totalement transformé mon rapport au physique, et même si jouer Mademoiselle Julie reste une épreuve au plan émotionnel, je me sens totalement bien, solide. En fait, c’est ça, la bonne solution : avoir très très peur une bonne fois — comme ça, après, tu n’as plus peur du tout (rires). »
« Comment as-tu préparé ce rôle ? »
« Déjà, je ne prépare jamais un film (ou une pièce) de la même façon. Pour Mademoiselle Julie, la meilleure des préparations, comme on sait, c’est de vivre. Et… je suis passionnée par STRINDBERG, parce que j’ai vraiment découvert un homme d’une sensibilité, d’une complexité rares… Un homme qui, je crois, attendait énormément de l’amour — c’était un vrai amoureux de l’amour — et qui a été extrêmement déçu, et dont le rapport aux émotions, de ce fait, est beaucoup plus extrême que chez un autre être humain. Mademoiselle Julie, c’est l’œuvre d’un être qui avait tellement soif, et qui a été tellement déçu, qu’en quinze jours, il a réussi à mettre sur le papier tout une vie. Ou plutôt des vies, car STRINDBERG est dans tous les personnages, aussi bien dans les personnages masculins que dans le personnage féminin. Il est Mademoiselle Julie aussi. »
« Ce qui m’a beaucoup plu dans la pièce, à Avignon, c’est justement toutes ces facettes. Le personnage de Mademoiselle Julie est une sorte de kaléidoscope : il y a plusieurs personnages, plusieurs femmes, et même plusieurs hommes en elle. Je trouvais que c’était très lisible, et très clair, dans la mise en scène de FRÉDÉRIC FISBACH : comme si on “signait” un personnage, à la manière du théâtre japonais… »
« La modernité de la pièce, c’est justement ce personnage féminin qui ne peut se définir, qui est mi-homme, mi-femme : une fille qui a été élevée comme un garçon, complètement orpheline, qui cherche une famille et qui est rejetée… Pour moi, la complexité de la pièce aujourd’hui n’est pas dans la question de la hiérarchie sociale, de la différence de classes. Elle est liée à cette masculinité, sa masculinité à elle, que Jean ne supporte pas. Mademoiselle Julie se comporte comme un mec, elle lui “rentre dedans” comme un homme lui rentrerait dedans, car elle a été élévée comme ça. C’est un caractère direct que certains hommes ne peuvent pas supporter, parce que c’est trop “près”, parce qu’on ne joue pas le jeu. Et quand Jean se sent lui-même attiré par elle, cela devient insupportable pour lui aussi… »
« C’est un combat… »
« C’est un combat pour lui. Pour elle, c’est un manque terrible. »
« C’est une lutte presque primitive, qui serait de l’ordre de la nature plus que de la culture… Et j’ai trouvé, dans ce que j’ai vu à Avignon, que l’on pouvait beaucoup se projeter sur la façon dont c’était mis en scène et dont c’était joué : chaque spectateur pouvait se projeter à un endroit de son histoire personnelle… »
« Tu as déjà monté cette pièce, ou une autre de STRINDBERG ? »
« Non. Il y a une pièce de lui que j’adore, qui s’appelle Le Pélican : un drame magnifique sur une femme qui dévore ses enfants, qui rappelle un peu La Ménagerie de verre de Tennessee Williams. J’ai eu plusieurs fois envie de monter les deux pièces en diptyque… Mademoiselle Julie, c’est une sorte de monument, et on se demande toujours ce que l’on aurait à apporter de plus… C’est pourquoi j’ai été très touché par cette lecture. »
« Avec FRÉDÉRIC FISBACH, même s’il avait déjà monté la pièce au Japon, nous avons passé beaucoup de temps à la table de lecture. Au départ, je ne veux pas d’explications, j’ai besoin de ne pas savoir, d’être dans un quasi-silence, pour qu’on puisse découvrir et s’amuser ensemble. Cela part d’une écoute, d’un vide entre nous, pour créer ensemble. Nous avons donc lu tous les jours, pendant presque quatre semaines, et je dirais que ce Mademoiselle Julie a vraiment pris racine à ce moment-là, dans cette urgence-là. FRÉDÉRIC FISBACH m’a dit avoir appris avec moi à chercher dans le moment présent : il y avait une mise en relation au moment des répétitions, je jouais complètement à chaque fois qu’on lisait… Je suis toujours dans le présent, parce que Mademoiselle Julie joue sa vie tout le temps, au moment où ça se passe, sans penser aux conséquences. Et elle en meurt, d’ailleurs… »
« Je crois savoir que tu as décidé de devenir actrice après avoir mis en scène et joué, à l’adolescence, Le Roi se meurt de Ionesco… »
« Il y a eu plusieurs étapes… À 14 ans, j’avais dit à ma mère, comme ça, que je voulais être actrice. Puis quand j’ai vu Ubu roi mis en scène par Peter Brook, j’ai ressenti une telle joie que je me suis dit que je voulais donner autant de joie que ça. Et quand, au lycée, après Le Roi se meurt que j’avais mis en scène, ma mère est venue me voir, je lui ai dit : “Je sais ce que je veux faire…” »
« … Et tu es rentrée au Conservatoire avec Ionesco : ta scène de concours d’entrée, c’était La Leçon… »
« Tu m’as vue ?! Dis donc… »
« Être acteur, c’est un don, non ? »
« Je suis d’accord, c’est la capacité à recevoir… »
« Je pense de plus en plus à ça. L’année dernière, j’ai fait partie du jury du concours d’entrée au Théâtre national de Strasbourg, nous avons vu 850 candidats en 3 semaines. Et je t’assure que sur les 850, il n’y en avait pas beaucoup qui semblaient l’avoir, ce don. Il y a des gens qui sont doués pour ça, on ne sait pourquoi ni comment… »
« Parce qu’ils sont cassés (sourire)… J’en suis sûre, c’est dans l’enfance que ça se passe. Je crois que tu es obligé d’avoir d’une faille ; sinon, tu ne peux pas rentrer en toi. »
« Certes, c’est une porosité très grande par rapport au monde. Mais je parle plutôt de la capacité “énergétique” à pouvoir faire ça : quand, tout à coup, on rentre sur le plateau et que quelque chose se passe… »
« Mais je pense aussi que l’on a besoin d’un maître pour se révéler, pour ne pas rester sur son quant-à-soi ou sur ses certitudes. Pour retourner un être. J’étais certaine d’être actrice, mais si Véra Gregh ne m’avait pas cassée, je n’aurais pas été l’actrice que je suis devenue. C’est elle qui a su me faire sentir la différence entre faire et être, et c’est fondamental. Si tu es dans le faire, tu restes en surface, sans jamais aller à l’intérieur, et il faut casser ça pour être dans le “non-faire” : c’est toute la difficulté, parce que cela demande d’être un peu humilié, et qui a envie de l’être ? Mais s’il n’y a pas ce “rien” de départ, il ne peut pas y avoir ce “tout” après. »
UN CHEVAL TRÈS SAUVAGE
« Ce que tu dis est très important. Sur les 850 apprentis acteurs que j’ai vus à Strasbourg, la plupart “faisaient” quelque chose, ils croyaient qu’ils “jouaient”, mais ils n’“étaient” pas. »
« Mais au Conservatoire, c’était déjà comme ça, non ? Tu as eu un professeur qui t’a révélé, toi, là-bas ?… »
« Oui, tout de même, j’ai eu un maître au Conservatoire, c’était Michel Bouquet. Vraiment. Même si je n’ai rien compris pendant que j’y étais. Pendant un an, il a passé son temps à me dire : “Mais non, c’est pas ça, c’est pas ça, c’est pas ça…” Mais c’est quelqu’un qui m’a amené à chercher : en cela, il s’est comporté comme un maître. »
« Tu te souviens de la conversation que j’ai eue avec lui ? C’était le premier cours de la deuxième année : en bonne élève que j’étais, je m’étais dit que j’allais retourner au Conservatoire, alors que je sortais de Mauvais sang — et après ce film, pour moi, le metteur en scène, c’était vraiment le Dieu suprême. On a discuté tout le long du premier cours, et il m’a prodigieusement agacée, à dire que le metteur en scène n’était pas grand-chose, que tout venait de l’acteur. Du coup, je n’ai plus jamais remis les pieds au Conservatoire… Avec le temps, je pense que c’est une affaire d’échange, une alchimie à la fois secrète et “circulaire”, au sens où l’entend Peter Brook : un cercle dans lequel il n’y a pas de hiérarchie, où la vision prend, et où l’on est tous au service de cette vision que l’on va créer ensemble ; la seule hiérarchie, c’est celle de l’œuvre, qui doit s’ancrer en terre pour aller plus haut que soi… À quel moment tu as décidé d’être metteur en scène, toi ? »
« Depuis toujours. Je crois que j’ai toujours voulu être metteur en scène. »
« Au Conservatoire, tu avais déjà envie de faire de la mise en scène… Je me souviens qu’on avait fait un truc ensemble, dans la classe de Bernard Dort, tu avais mis en scène et on s’était un peu pris la tête tous les deux… »
« Oui… Mais tu sais, à l’époque, j’étais un peu… dans les idées. »
« Tu étais beaucoup dans les idées ! (sourire) »
« Mais j’ai beaucoup changé, tu sais… »
« Et qu’est-ce qui t’a fait changer ? »
« La vie. L’amour, l’expérience… Le contact des acteurs aussi, surtout, de monstres comme Catherine Samie, Catherine Hiégel, Philippe Clévenot… Des acteurs qui m’ont amené à admirer les acteurs, à les regarder et les écouter autrement, et, après, à mettre en scène à partir d’eux et autour d’eux. "...Où boivent les vaches.", de Roland Dubillard, je l’ai mis en scène pour Micha Lescot, par exemple, de même que j’ai mis en scène Marion De lorme pour Jutta Weiss… »
« Au Conservatoire, je me souviens aussi de ta gentillesse, de ton opiniâtreté, de ta conviction… Alors que moi, j’étais comme une espèce de cheval qui avait besoin de ruer partout, de sentir son corps, et pas les brides. C’est pour ça que je suis partie du Conservatoire : parce que ce que j’avais réussi à lâcher avec Véra Gregh, je sentais que je commençais à le retrouver… »
« Toi, tu étais comme un volcan, comme un cheval très, très sauvage, avec une espèce de force… Je me souviens très bien d’une répétition de La Place royale où tu nous avais fait des alexandrins absolument extraordinaires… »
« Ah bon ? J’avais l’impression d’être complètement nulle… Mon souvenir de cette Place royale est extrêmement frustrant : c’est l’impression d’être complètement à côté, de rester au bord, tout au bord, sans jamais parvenir à rentrer dedans. »
« Mais tu sais, cela vient de la pièce elle-même. Je viens de la remonter à Lorient avec l’Académie, et j’ai pu mesurer combien le centre de La Place royale, c’est ce vers : “Je veux la liberté dans le milieu des fers.” »
« Ah, eh bien, j’ai dû le prendre au premier degré (rires)… »
« En fait, c’est un texte que tu ne peux pas “jouer” : tu ne peux que le ruer, ou le hennir, je ne sais comment dire, c’est un effort de maîtrise impossible… un désir fulgurant de vivre, d’être libre, tout en entrant dans une forme — celle de l’alexandrin classique — qui est extrêmement contraignante… Je me souviens que tu disais en effet que tu n’y arrivais pas, mais en même temps, en voyant ta capacité de concentration, je me disais que tu avais un truc que je n’avais pas, et que je n’aurais jamais. Quelque chose qui est lié à l’acteur, et pas de l’ordre de l’“interprète” ou du “jeu”. Et tu n’as jamais quitté cette chose-là : ce rapport instinctif, primitif au théâtre. »
« Je ne l’ai jamais quitté, c’est vrai. Parce que le théâtre est en moi, ça, je suis d’accord. »
JULIETTE BINOCHE EN 6 DATES
1964 Naissance à Paris le 9 mars.
1985 Révélation dans RENDEZ-VOUS, d’André Téchiné.
1991 LES AMANTS DU PONT-NEUF, de Leos Carax.
1997 Oscar du meilleur second rôle pour LE PATIENT ANGLAIS, d’Anthony Minghella.
2010 Prix d’interprétation à Cannes avec COPIE CONFORME, d’Abbas Kiarostami