La quadrature de la sphère
À la barre du FC Lorient, CHRISTIAN GOURCUFF n’a de cesse de professer une authentique philosophie du jeu, et de transmettre sa passion pour un football dans lequel le collectif et le créatif sont indissociables. Du football considéré comme un art, et donc comme une éthique.
Texte DAVID SANSON
Photographies BRUNO PERREL
C’est sûr, on aurait préféré rencontrer CHRISTIAN GOURCUFF un lendemain de victoire. Manque de chance, la veille de notre rendez- vous, les Merlus se sont inclinés, au stade de la Route de Lorient (à Rennes, donc), dans le derby breton qui les opposait au Stade Rennais.
"On a tout fait à deux à l’heure", constate ce matin-là l’entraîneur du FC Lorient dans L’Équipe - vous savez, ce quotidien sportif qui s’obstine à mettre des notes aux joueurs, pénible symptôme de notre époque où tout s’évalue toujours en termes de performances, de compétition, de chiffres et de statistiques. Face à nous, dans les bureaux du stade du Moustoir, CHRISTIAN GOURCUFF ne se départit pas pour autant de cette placidité apparente et de cette hauteur de vue qui font de lui une personnalité à part sur la scène du football professionnel français :
"Bien sûr que mon humeur est en adéquation avec les résultats du match. Après, il faut toujours relativiser : dans la compétition, on oscille toujours entre satisfaction et déception…" On se console en se disant que CHRISTIAN GOURCUFF aura sans doute été fier d’apprendre que, le même soir, les trois buts de la victoire du Paris Saint-Germain sur le terrain d’Ajaccio étaient inscrits par Kevin Gameiro. Un des nombreux joueurs qu’il a formés au FC Lorient, transféré à l’intersaison.
Plutôt que de placidité, il serait plus juste de parler de "plasticité" tant l’on sent CHRISTIAN GOURCUFF, derrière son apparente réserve, doté d’une rare faculté à s’adapter à son interlocuteur, à évoluer d’un milieu à un autre : une faculté qu’il a manifestée dès l’époque où, tout en faisant ses débuts de coach, il continuait d’enseigner les mathématiques (son autre métier) ; et qu’il a probablement cultivée en partant parfois ailleurs, jouer en Suisse ou au Québec, entraîner une équipe au Qatar : "Pour un jeune, partir à l’étranger, c’est quelque chose de très enrichissant, et je suis parti aussi pour ça : pour découvrir autre chose…" Ses racines bretonnes ne sont sans doute pas étrangères à cette curiosité, cet appétit de découverte, pas davantage qu’à cette réserve qui, on le redit, n’est qu’apparente. Car CHRISTIAN GOURCUFF, quand on l’écoute, n’a qu’un seul mot à la bouche, et il est révélateur : celui de "passion".
"En fait, je suis un passionné de foot depuis ma tendre enfance, comme de tous les sports dans lesquels il y a cet aspect “jeu”. La fonction d’entraîneur n’était pas une vocation au départ, quand j’avais 20 ans, je me consacrais au jeu. Après, quand la carrière s’arrête, c’est un moyen de faire durer cette passion, même si après on la vit par procuration - ce qui n’est pas tout à fait pareil. Quand j’ai arrêté de jouer, c’était pour moi comme une première mort..." Cette passion pour le jeu, et le beau, un jeu créatif, offensif et collectif à la manière du FC Nantes des grandes années, n’a cessé de guider CHRISTIAN GOURCUFF, et de faire sa réputation. C’est elle qui lui a permis, en plusieurs étapes (1982-1985, 1991-2001, puis depuis 2003), de faire accéder le FC Lorient à la Ligue 1, et d’y rester depuis cinq ans. Personnalité à la fois intègre et entière, CHRISTIAN GOURCUFF aime construire les choses dans la durée, à son rythme et à son échelle, à une époque pourtant où "on est dans la rentabilité, à tous les niveaux. Or, qui dit rentabilité dit court terme, il n’y a plus d’investissement – voyez ce qui se passe dans les entreprises. C’est pareil pour les médias : l’exigence de rentabilité fait qu’il n’y a plus de presse d’analyse. Aujourd’hui on raisonne à l’envers, on se contente de choisir les sujets que l’on estime vendeurs - de créer la polémique, le “buzz”, quitte à inventer. Je pense que le journalisme est, sinon complètement mort (car il doit bien exister encore, quelque part, très marginalement), du moins devenu du commerce…"
De fait, le discours qu’il professe tranche singulièrement avec le tout-venant des propos formatés à longueur de journées (et de journaux) par la machinerie du spectacle médiatique. Car la passion de CHRISTIAN GOURCUFF est solidaire d’une exigence de transmission, et de sa foi en l’intelligence - cette qualité qui n’est après tout, ou plutôt avant tout, une seule chose : le sens du collectif, l’attention aux autres, des valeurs pas très à la mode. "Pour moi, c’est l’intelligence qui compte. Je pense que pour le foot, c’est la qualité majeure : l’intelligence de jeu, l’intelligence de comportement. On est dans une collectivité, et pour avoir une plénitude dans le jeu collectif, il faut des personnes qui possèdent un certain sens relationnel, une faculté d’adaptation à ce contexte. S’il y a un blocage à ce niveau-là, tous les aspects techniques, après, vont reposer sur des bases fausses. L’intelligence, c’est capital pour la progression… Après, la solidarité, elle se vit au quotidien plus qu’elle ne se décrète..." Derrière ses propos, on entend une haute et noble conception de la pédagogie : entraîner, former, c’est inculquer des valeurs, une éthique.
En faisant partager, donc, une passion. "Le sport, pour moi, c’est le moyen d’arriver à un résultat. Ce n’est pas le résultat en soi, c’est le moyen d’y arriver. Aujourd’hui, vous avez des supporters, qui sont des groupes de pression importants, pour lesquels il n’y a que le résultat qui compte. Pour moi, c’est la définition de l’anti-sportif." "Lorient sort la carte jeunes", titrait Le Télégramme l’été dernier, à la veille de la reprise du championnat, pour saluer le recrutement par le FCL de joueurs prometteurs dont certains n’ont pas vingt ans : le Ghanéen Bruno Ecuele-Manga, l’Ivoirien Cheick Doukouré, Rémi Mulumba, Mathias Autret... Ainsi, même s’il n’a jamais mis les pieds au Théâtre de Lorient ("Vous savez, on vit un peu dans une bulle…"), CHRISTIAN GOURCUFF semble finalement faire œuvre tout à fait comparable.
Car ce qu’y entreprend Éric Vigner depuis un an avec les "sept mercenaires" de son Académie, ce projet théâtral créatif, offensif et collectif, n’est pas sans analogies avec cette mission de transmission que lui-même expérimente, chaque jour et saison après saison, avec les joueurs du FCL… Être footballeur professionnel, comme être comédien, ce serait savoir évoluer, progresser, au sein d’une micro-société. Et y prendre du plaisir. "La motivation ne vient pas des primes ou du salaire, mais du plaisir. C’est la passion qui amène à se surpasser, qui amène aussi à s’épanouir ; quand ça devient une routine, on n’est plus performant. Et le plaisir, évidemment, est lié à la créativité. Le foot, c’est aussi un art, il faut donc être capable de créer. On ne s’épanouit que comme ça. Il y a des choses qu’on travaille par automatisme, qui sont nécessaires, mais elles ne sont qu’un socle. Les joueurs ne sont pas des pions, et le travail collectif, individuel, sert aussi justement à faire émerger une créativité, à les rendre capables d’inventer. Car dans le foot, ce qui est formidable, c’est qu’on n’invente pas tout seul. Mais pour faire émerger ça, cette connivence magique qui peut s’installer dans l’invention d’une action, il faut aussi beaucoup de travail en amont. De la même manière que les peintres ont besoin d’une technique pour arriver à faire sortir quelque chose…" Le match de foot : un spectacle dans lequel le ballon remplacerait le texte, et dont les acteurs, dans leur propre rôle, seraient portés par le public : "L’art, dit encore CHRISTIAN GOURCUFF, c’est des émotions, des émotions qui passent. Et qui passent aussi par les spectacteurs. Cela peut amener à une vraie communion entre les acteurs et le public : je pense à cette extraordinaire interaction qui se produit quand une action génère des émotions dans le public, qui vont à leur tour accroître les émotions de celui qui la fait…" Au FC Lorient, dans un contexte économique et sociétal qui a beaucoup changé par rapport à ses débuts professionnels, et avec la passion pour seule boussole, CHRISTIAN GOURCUFF a le bon sens de miser tout sur l’intelligence collective et la solidarité, seules manières de prendre vraiment du plaisir ; plutôt que d’énièmes athlètes formatés pour la télé, il ambitionne, modestement, de former des hommes.
CHRISTIAN GOURCUFF en 6 dates
1955 Naissance le 5 avril à Hanvec (Finistère).
1973 Remporte à 18 ans, avec le Stade Rennais, la coupe Gambardella, tout en continuant ses études.
1982 Signe comme entraîneur-joueur au FC Lorient (élu en 1985 meilleur entraîneur de Division 2).
1991 Retrouve Lorient après Le Mans, Montréal et Pont-l’Abbé.
1998 Le FCL accède en 1998, pour la première fois de son histoire, à la Division 1.
2003 Nouveau retour, après un passage par Rennes et le Qatar, à Lorient, qui remonte en Première Division en 2006. Son contrat court jusqu’en 2014.