L'Eden Cinéma, c'est une petite pièce, écrite par Marguerite Duras, et montée pour la première fois en 1977, par la Compagnie Renaud-Barrault, sur une mise en scène de Claude Régy. C'était dans l'ancien théâtre d'Orsay, logé dans ce qui est actuellement le célèbre musée éponyme, et dont l'antique structure en bois a été réinstallée à l'identique au théâtre du Rond-Point. C'est une petite pièce, donc. Une petite pièce, dont il faudra se contenter du texte, car force est de constater qu'aujourd'hui, elle n'est guère à l'affiche. Pourtant, comme d'ailleurs il en va de tout ce qu'a pu écrire Marguerite Duras, elle est un petit bijou, un de ces diamants, précisément, de Monsieur Jo.
Parce que l'Eden Cinéma, c'est en réalité l'histoire d'un barrage contre le Pacifique, œuvre phare de l'écrivain d'origine indochinoise, et précédemment objet d'un billet publié sur ce même blog il y a encore peu. Toujours la plaine de Kam, dans le haut-Cambodge, toujours le bungalow colonial, péniblement construit sur cette concession sans valeur, payée pourtant rubis sur l'ongle par le labeur insensé de la mère, alors qu'elle était pianiste, pour quarante piastres par soir, justement à l'Eden Cinéma. Toujours Suzanne et Joseph, attendant de fuir. Toujours Monsieur Jo, éperdument amoureux, et le Caporal, éperdument sourd. Et toujours elle, la mère. D'ailleurs, "Elle était dure, la mère. Terrible. Invivable. Pleine d'amour. Mère de tous. Mère de tout. Criante. Hurlante. Dure. Terrible. Invivable", nous dit Suzanne. La mère est au centre, l'observatrice de cette pièce qui se déroule sous ses yeux, et à laquelle elle prend épisodiquement part. Encore, elle attend le départ de ses enfants, qu'il n'y ait plus rien à vendre, pas même ce gros diamant, celui que Monsieur Jo avait donné à Suzanne. Encore, la question de ses barrages, destinés à contenir les inexorables marées du Pacifique, l'obsède. Une différence, toutefois? Ici, la mère devient le personnage central. Elle focalise l'attention. Ainsi est rendu à cette dernière l'hommage qu'elle semblait mériter de par son omniprésence.
Donner une forme théâtrale à ce roman magistral n'a rien altéré de sa puissance. Au contraire, la mise en scène qu'on devine, à travers les délicates didascalies qui égrènent le texte, épurée, accentue ce désœuvrement qui sous tend l'ensemble de l'histoire. Ici encore, on est pris à la gorge. Ici encore, à lire l'histoire de ce trio tourmenté, on sent cette pointe indicible, mais pourtant bien tenace, de mélancolie. Un texte d'exception, à n'en pas douter, qui contribue à ancrer de manière irrémédiable les personnages de Joseph, Suzanne et de la mère, dans le patrimoine littéraire français.
Marguerite Duras n'est certainement pas assez jouée sur nos planches. Compte tenu de l'exceptionnel qualité de son oeuvre, et dont l'Eden Cinéma se fait le fidèle témoin, on aurait tort de s'en priver.
Marguerite DURAS, L'Eden Cinéma, éd. Mercure de France, coll. "Folio", 1977 (réed. 2007), 154 pages,
Publié par Thibault de Ravel d'Esclapon