Julien Gracq
Extrait de la Préface de BAJAZET, Éditions Cerda.
La tragédie de la mise à mort
BAJAZET me paraît être la seule tragédie de Racine qui fasse appel précisément comme ressort à ce qui, dans les autres pièces, n'est qu'expédient : le fait de la mort. L'angoisse lourde et prenante de la mort concrète, sanglante, de la mort présente, de la mise à mort, est ce qui lui donne tout son nerf.
BAJAZET respire, vibre et chante sur la promesse de la mise à mort comme la corrida fait courir et rebondir sa danse de papillon, ses grâces exténuées et morbides, sur le fil de la lame de l'estocade finale. Son chant étroit et prenant, son chant d'entrailles, monte sur une vapeur de sang.
Dans les autres tragédies, on escamote l'homme, sitôt condamné, aux vagues ergastules de l'arrière-scène — il cesse d'être intéressant dès qu'il n'est plus l'objet de discours. Dans BAJAZET au contraire, la valeur, le ton des personnages monte à proportion de l'approche physique de leur dernier soupir ; une angoisse à demi démente erre et s'attarde de préférence autour des palpitations suprêmes. On y fait goûter longuement la mort comme le spectacle de choix sans lequel on ne saurait escalader le dernier degré de l'horreur tragique. On y meurt à bout portant — aussi près physiquement de la scène que les convenances théâtrales du siècle le permettaient.
BAJAZET, c'est la tragédie de la mise à mort, la tragédie du cadavre derrière la porte. Le genre de mort du héros est toujours symbolique : ici c'est la plus charnellement sauvage, celle qui mêle longuement l'exécuteur à la victime dans la plus atroce intimité physique : l'étranglement.
Tous les personnages de BAJAZET sont condamnés à mort avant de paraître, puisque Amurat, vainqueur de Babylone, a décidé avant le lever du rideau de s'en débarrasser. Mais cette situation de rats qui se débattent dans le piège ne reste jamais une pure donnée dramatique : elle est vécue, savourée, tout au long de ces frôlements félins d'êtres qui se caressent à la mort que sont les cinq actes de BAJAZET.