Un étrange monstre
Jacqueline Lichtenstein
"Voici un étrange monstre". C'est ainsi que CORNEILLE présente L'Illusion comique à cette mystérieuse demoiselle à laquelle il adresse la dédicace de sa pièce. Spécialiste du théâtre du XVllème siècle, Jacqueline Lichtenstein resitue pour nous cette pièce singulière, dans son écriture et dans son époque.
Dans la langue du XVllème siècle, le terme de monstre n'implique aucune idée particulière de laideur. Il désigne tout être perçu comme anormal, tout ce qui va à l'encontre de l'ordre de la nature et ne se conforme pas à ses lois. Un monstre peut être aimable ou affreux, admirable ou odieux : il est toujours extraordinaire, c'est-à-dire étrange et surprenant. Ce prodige est la plupart du temps constitué d'éléments hétérogènes : il porte la marque d'une nature composite et contradictoire. C'est un cheval qui a des ailes, un serpent qui parle, mais ce peut être aussi une mère qui mange ses enfants, un fils parricide, un frère meurtrier, ou, plus simplement, une amante cruelle, un roi tyrannique, ou encore un grand seigneur méchant homme. Si le monstre est bien cette réalité contradictoire qui apparaît comme un scandale dans la nature et une énigme pour la raison, l'homme est alors un monstre bien plus étonnant que Pégase ou le Sphinx. "Quelle chimère est-ce donc que l'homme, écrit Pascal ? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre ; dépositaire du vrai, cloaque d'incertitude et d'erreur; gloire et rebut de l'univers". "Qu'est-ce donc que l'homme, écrit de même Bossuet ? Est-ce un prodige ? Est-ce un composé monstrueux de choses incompatibles ? Ou bien est-ce une énigme inexplicable ?".
Mais ne pourrait-on définir ainsi également l'art du théâtre ? Il suffit de remplacer, dans ces deux citations, le mot "homme" par celui de " théâtre" pour obtenir une parfaite définition de cet art qui connut en France, au XVllème siècle,une telle gloire ! Si l'homme est le premier des monstres dans l'ordre de la nature, le théâtre est incontestablement le plus grand des monstres dans l'ordre de l'art. Non content de représenter toutes les formes de la monstruosité humaine, - "la prostitution, l'adultère, l'inceste, le vol, l'assassinat et tout ce qu'on déteste" comme l'écrira CORNEILLE dans l'une de ses tragédies -, le théâtre est monstrueux dans sa forme même en ce qu'il efface les frontières qui permettent de distinguer la fiction du réel, et donc de savoir qu'on a affaire à de la fiction et non à du réel. Et telle est bien, pour CORNEILLE comme pour tant d'autres, la différence spécifique qui caractérise la poésie dramatique : l'histoire y est toujours représentée au lieu d'être simplement narrée comme dans la poésie épique. Si le théâtre n'a cessé d'être pensé - et dénoncé - comme le lieu par excellence de l'illusion, c'est paradoxalement parce qu'il suppose la présence de personnes réelles, de corps vivants occupant un espace réel dans un temps réel, parce que les personnages ne sont pas décrits mais montrés, joués par de vrais acteurs devant de vrais spectateurs.
Oui, L'Illusion comique, cette comédie composée comme un habit d'arlequin, véritable pot pourri de tous les genres et personnages dramatiques, est un étrange monstre. Et ce n'est pas seulement, comme l'écrira CORNEILLE des années plus tard, parce qu'elle est pleine d'irrégularités et ne respecte ni l'unité de lieu ni celles de temps ou d'action. Sur ce point, CORNEILLE a toujours défendu, avec la plus extrême fermeté, la liberté du poète : "J'aime à suivre les règles", écrira-t-il en 1637, "mais loin de me rendre leur esclave, je les élargis et les ressère selon le besoin qu'en a mon sujet". Ce n'est pas non plus seulement parce que cette pièce met en scène des comédiens dans l'exercice de leur métier, selon le principe du "théâtre dans le théâtre". D'autres l'avaient déjà fait avant lui, comme Gougenot ou Scudéry. Reprenant d'une manière aussi nouvelle que magistrale le thème du Theatrum mundi cher à ses maîtres Jésuites, CORNEILLE ne se contente pas, dans L'Illusion, de multiplier les jeux de miroirs. En dédoublant, comme il le fait, l'espace, il construit un étonnant dispositif perspectif qui soumet la diversité chaotique des scènes à l'unité d'un point de vue unique : celui de la personne auquel ce spectacle s'adresse. Tout se déroule sous le regard de Pridament, spectateur privilégié de cette illusion créée par Alcandre d'un coup de baguette magique. Dans ce théâtre d'illusion, le spectateur occupe la place royale : visible pour ceux qui le regardent (nous), et invisible à ceux qu'il regarde. Toute la représentation est ordonnée à son regard. CORNEILLE ne cessera de le répéter tout au long de ses écrits "théoriques" : le seul but de la poésie dramatique est de plaire au spectateur. Cela aussi, L'Illusion le met en scène.