Ce soir, devant ... · Claude-Henri Buffard
... un "étrange monstre': ou "une galanterie extravagante", comme on voudra. Les deux expressions sont de l'auteur lui-même qui, dans sa dédicace, juge que "le premier Acte n'est qu'un prologue", que "les trois suivants font une "Comédie imparfaite", que "le dernier est une Tragédie", et que "tout cela cousu ensemble fait une Comédie".
Que Pierre Corneille soit sincère ou qu'il cherche, comme aiment à le faire les auteurs classiques, à blanchir sa pièce des entorses à la règle de l'époque, qu'on ait pu en lire au fil du temps quelques commentaires particulièrement sensés, ou que d'illustres aînés l'aient enrichie de somptueuses couches d'interprétations, il reste que pour Éric Vigner, abordant les répétitions de L'illusion comique, "il faut toujours penser que lorsqu'on commence il n'y a rien : c'est "le premier jour du monde".
Bien entendu, ce principe de travail ne se veut pas soufflet à la face de l'histoire du théâtre. C'est l'expression d'une nécessité vitale pour le metteur en scène de remonter lui-même à la source du texte, à la première page, vierge de toute annotation passée. C'est le désir d'affronter sans secours ni détours la question fatidique : comment représenter les Classiques? Dans son livre, La doctrine inouïe, François Regnault dit la triste alternative du metteur en scène face au texte classique : "reconstitution historique" ou "exécution critique, satirique, truquée...". Le vrai courage, dit-il, est de feindre "d'affronter l'oeuvre en face", de "trouver le biais, l'oblique pour qu'on aperçoive le soleil sans en être aveuglé, la mort sans mourir, et les règles sans rire". Cette feinte n'est en aucun cas une ruse. Elle est au contraire une attitude de respect. Il ne s'agit pas de "jouer au plus fin" avec l'oeuvre mais de la présenter sous un angle qui permettra un double regard. Une façon quasi "cubiste" de la voir de face et de profil en même temps.
Le metteur en scène n'est alors plus celui qui, entré en compétition avec l'auteur, se soucie d'exhiber son intelligence du texte. Dans L'illusion comique, la mise en scène ne s'engouffre pas dans les jeux de miroirs que le texte lui tend. Au contraire, elle les évite, les effleure, les suggère, s'amuse à montrer qu'elle les a repérés.
Exemple : le plateau lui-même. La boîte à images est dépouillée, le rideau rouge est simplement signifié, la cage de scène est à nu. Aucun chapeau, aucun lapin. Et des cintres, habituellement alpha et oméga de la magie scénique, ne descendent aucunes illusions, tout juste deux ou trois allusions. Quant aux vitres réfléchissantes du décor, dont on aurait pu attendre une volée d'effets à l'infini, regardez-les, elles ne font que renvoyer, comme un léger fond de tain, en filigrane, votre image de spectateurs. Tout à l'heure, vous verrez, leurs reflets évoqueront aussi furtivement les allées et venues des personnages. La position d'éric vigner est d'une clarté totale. À aucun moment le metteur en scène n'oublie d'où il parle. Mais au lieu d'en faire une coquetterie qui lui permettrait, par exemple, de faire résonner dans le texte des sens d'aujourd'hui, il en fait une attitude éthique. Sa culture - c'est-à-dire sa distance à l'oeuvre - ne s'interpose jamais entre lui et le texte. Elle lui sert à tendre vers ce que François Regnault appelle le "blanc" auquel il faut parvenir après avoir "éliminé beaucoup de traditions et de conventions".
Dans son précédent spectacle, La pluie d'été, éric vigner s'obligeait à commencer par le commencement, c'est-à-dire ce moment où le comédien, lors des premières répétitions, prend le livre dans ses mains.. Sur la scène, il lui en faisait lire le titre, le nom de l'auteur, le nom de l'éditeur. Puis, la première page tournée, encore une fois le titre, ou d'autres indications, jusqu'aux premiers mots du texte, auxquels comédien et spectateur parvenaient enfin, comme lavés de toutes leurs indisponibilités.
Ici, le spectacle commence aussi par l'écrit. Mais le comédien a dans les mains non plus le livre, L'illusion comique de Pierre Corneille, mais le texte dans son état antérieur, le manuscrit. Ce comédien, que nous voyons, n'est donc pas seulement un comédien de 1996, appartenant au Centre Dramatique de Bretagne. S'il l'était, n'aurait-il pas entre ses mains une édition d'aujourd'hui, peut-être même un fascicule scolaire façon Bordas ? Non, ce comédien, avec son manuscrit, joue un comédien d'un autre temps, c'est clair. Allons-nous savoir distinguer le vrai du faux, l'illusion de la vérité ?
À moins qu'éric vigner nous convie à un théâtre qui nous fasse saisir l'un et l'autre ensemble, le vrai et le faux, l'illusion et la vérité, à la fois mêlés et distincts, pour que nous ne finissions pas dupes, à l'image des vitres-miroirs du décor qui réfléchissent l'illusion sans rien arrêter du regard qui les traverse.