Rhétorique et dramaturgie dans L'ILLUSION COMIQUE · MARC FUMAROLI
In HEROS ET ORATEURS, MARC FUMAROLI, Éditions Droz, Genève (1990)
(...) Au terme de cette analyse, une conclusion semble s’imposer: l’unité profonde de l’Illusion comique – chacune des facettes de ce château de miroirs renvoyant à ce point focal unique et central, l’esprit souverain d’Alcandre qui a organisé ce piège pour y prendre Pridamant et le conduire au bonheur en compagnie de son fils.
Unité de lieu, de temps et d’action, dans la mesure où l’on considère les “fragments dramatiques” comme les éléments d’une unique plaidoirie d’Alcandre se déployant librement avec toutes les ressources de l’art, mais à partir d’un lieu unique: la grotte; d’un temps unique: le temps nécessaire pour persuader Pridamant; et selon une action unique: celle qui vise à faire coïncider dans l’avenir l’itinéraire du père et celui du fils. Dans l’Illusion comique, la violence faite aux règles est elle-même une illusion d’optique: plus encore que dans Clitandre, Corneille déploie ici une virtuosité qui fait des règles celles d’un jeu supérieur, où la liberté du créateur s’exalte d’une discipline acceptée non sans défi.
Mais cette unité immanente à l’œuvre et à son apparent maître d’œuvre, Alcandre, renvoie à une autre unité moins visible dont le centre et la source sont l’esprit de l’auteur lui-même. Car la suasoria d’Alcandre est elle-même contenue dans un plus vaste éloge du théâtre dont Alcandre à son tour n’est plus qu’une “figure”. Le magicien vise à justifier pour Pridamant le théâtre et les comédiens, sa plaidoirie vise avant tout le statut social et moral du théâtre. Mais à travers la personne et la pratique d’Alcandre, Corneille vise à fixer le statut esthétique de la dramaturgie dans l’esprit de son public et en particulier de son public “docte”.
Quel meilleur point de départ pour une telle entreprise que le parallèle implicite tout au long de l’Illusion comique entre rhétorique et dramaturgie, entre les deux magies du verbe, dont l’une, la rhétorique, a fait ses preuves, tandis que l’autre doit encore affirmer sa légitimité? En organisant un jeu savamment ambigu où rhétorique et dramaturgie s’entrelacent et se soutiennent, Corneille crée dans l’esprit de son spectateur les conditions d’une reconnaissance du théâtre comme d’un art de la parole pleine, plus efficace encore que l’art oratoire puisqu’il peut se permettre de le contenir. Montrer que la dramaturgie peut rassembler en elle le meilleur des vertus rhétoriques, et les porter par ses moyens propres à un degré de perfection impossible dans le discours linéaire, c’est bien là pour l’ancien élève des jésuites, et pour son temps qui voit s’annoncer l’âge d’or de la rhétorique classique, le plus bel éloge du théâtre, et la preuve de sa noblesse.