Acteurs
Mai-juin 1991 · Jean-Pierre Han
Entretien avec éric Vigner
"Cela fait longtemps que je pense à la mise en scène. Au Conservatoire déjà, en 3e année, j'avais monté la Place Royale de Corneille, une pièce extraordinaire que j'aimerais bien reprendre, mais Brigitte Jaques que j'ai rencontrée à la Rue Blanche, et dont j'ai été l'assistant sur Elvire-Jouvet 40, compte la programmer l'an prochain... Je voulais donc faire de la mise en scène, mais je me disais que j'avais le temps, que ce serait pour plus tard, et comme j'avais pas mal de travail en tant qu'acteur... Mais après le dernier Festival d'Avignon qui m'a complètement déprimé, et après avoir encore joué dans le Misanthrope mis en scène par Christian Colin, je me suis retrouvé dans une situation d'aigreur par rapport au théâtre. Je trouvais qu'il n'avait plus rien de vivant, qu'on ne voyait sur scène que des discours, des pensées et qu'on avait oublié ce qui, pour moi, est essentiel, à savoir l'aventure vivante avec le rapport presque physique entre les acteurs et les spectateurs. En se renfermant sur lui-même jusqu'à l'abîme, jusqu'au rien, le théâtre s'est coupé petit à petit des spectateurs. Je me suis vraiment posé la question de savoir pourquoi je voulais encore faire du théâtre... à partir de là j'ai choisi de monter La Maison d'os de Dubillard, comme un défi et avec une grosse équipe pour prouver qu'on peut encore faire du théâtre, malgré l'institution.
"Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut..." dit Dubillard.
Cette maxime, je la fais nôtre parce qu'elle affirme la liberté de l'artiste. C'est pour cela aussi que j'ai voulu faire ce spectacle tout de suite, sans avoir à me balader avec mon dossier sous le bras, à frapper à toutes les portes (en fait, les aides sont venues, après!). Il se trouve que, grâce à un ami, j'ai eu l'opportunité d'avoir ce lieu extraordinaire. Nous avons pu y répéter pendant deux mois. La plupart de ceux qui ont entrepris l'aventure avec moi sont des copains que j'avais rencontrés au TNS, au Conservatoire ou à la Rue Blanche. D'autres ont moins d'expérience. Quelqu'un comme Pauline Hemsi, par exemple, a été une de mes stagiaires à la Maison du geste et de l'image. À l'époque elle avait dix-sept ans et nous avions déjà travaillé sur la Maison d'os ; je l'ai gardée! Ce mélange je l'ai voulu. Car on s'aperçoit finalement que la différence entre professionnels et non-professionnels, quand on travaille ensemble sur un projet, n'est pas si grande que cela. Même si j'ai tout de même confié les rôles les plus difficiles aux acteurs les plus chevronnés! Ce que je voulais surtout, c'étaient des gens désireux de travailler en équipe. Aux acteurs qui ont un ego un peu trop fort, je préfère ceux qui sont des êtres humains, qui sont humainement formidables. Je sais désormais que je peux compter sur une équipe de gens qui ont envie de travailler ensemble; le prochain spectacle roulera donc encore mieux!
La rencontre avec le lieu a été extraordinaire. C'est un lieu magique qui, en plus, correspond à ce qu'avait rêvé Dubillard.. Il précisait d'ailleurs que sa pièce fonctionnait sur la verticalité et non sur l'horizontalité. Cela dit, je pense que notre spectacle est adaptable à n'importe quel théâtre pourvu que ledit théâtre soit toujours pris comme décor.
Notre production ça a été l'énergie, les comédiens, un texte extraordinaire, un lieu formidable. Cest tout. Comme nous n'avions rien d'autre, c'est-à-dire pas d'argent, nous avons lancé une souscription, créant ainsi le futur public de la compagnie. Nous avons demandé aux gens d'adhérer à la compagnie (et non pas au spectacle); nous avons à l'heure actuelle cinq cents adhérents, ce qui est énorme!
Pour ma part, j'ai fait un gros travail sur le texte. Je n'ai pris que le tiers de ce qui est publié chez Gallimard (qui ne représente d'ailleurs que la moitié du manuscrit!). Je me suis dit qu'il fallait rendre la pièce plus claire, la débarrasser de la notion d'absurde, la rendre lisible tout en gardant la poésie. J'ai décidé de rétablir une sorte de structure classique, en tout cas au moins dans l'espace. Et avec un fil conducteur qui est le parcours effectué par le valet novice. Alors que dans le texte publié, les scènes avec le maître et les scènes avec les valets alternent, j'ai rassemblé dans une première partie les scènes avec les valets, le maître n'apparaissant que dans une deuxième partie pour céder la place à nouveau aux valets ensuite. Chaque partie est annoncée par une espèce d'appariteur, de Monsieur Loyal. Je me suis autorisé de ce que Dubillard dit dans sa préface, à savoir que c'est au metteur en scène d'agencer selon son bon vouloir les scènes de la pièce! Mon travail a consisté en une mise en forme!
Qu'on ait pu mener ce projet à bien est un signe. Il y a seulement cinq ans cela n'aurait pas été possible. C'était encore l'époque du "chacun pour soi". La situation du théâtre est en train de changer. On en revient aux principes de base: un auteur génial, une troupe, un théâtre!..."