MARGUERITE DURAS et le discours amoureux · Christiane Blot-Labarrère *
Dans d'innombrables confidences, MARGUERITE DURAS s’évertue à poser l’écriture comme son domaine. Elle ne veut exister qu'en tant qu'écrivain. Elle relègue à l'oubli ce qui, ainsi que pour nous tous, tisse le fil de ses jours.
Je la cite : "Je suis un écrivain. Rien d'autre qui vaille la peine d'être retenu." ou, à propos de L'AMANT : " J'ai découvert que le livre c'était moi. Le seul sujet du livre c'est l'écriture. L'écriture, c'est moi. Donc moi, c'est le livre."
Cette sorte de syllogisme s’accompagne d'autres propos : "L'histoire de ma vie n'existe pas." ou "Je ne connais personne qui ait moins de vie personnelle que moi."
Cela aurait dû rendre les biographes plus prudents. Nul n'ignore que les livres de MARGUERITE DURAS sont constamment nourris des aventures qu'elle a connues, de sa mémoire vive et qu'ils ont tous une coloration autobiographique. Encore faut-il préciser qu'au fur et à mesure de ses publications, elle en vient à mêler inextricablement ce qui a vraiment été vécu, qui est vérifiable, et ce qu'elle invente. Pas de frontières. Pas de contraires. Jamais de certitude incontestable. L'écriture renvoie à la vie et la vie à l'écriture, dans un système clos dont elle a parfaitement conscience, sur quoi elle revient fréquemment : "Puisque je suis un écrivain je n'ai pas d'histoire ou bien j'ai des histoires dans l'écriture mais je n'ai pas d'histoire à proprement parler."
Ce qu'elle confirme au sujet du livre intitulé LES YEUX BLEUS CHEVEUX NOIRS : "Ce que je veux raconter c'est une histoire d'amour qui est toujours possible même lorsqu'elle se présente comme impossible aux yeux des gens qui sont loin de l'écriture - l'écriture n'étant pas concernée par ce genre du possible ou non de l'histoire."
De tout ceci, il faut retenir qu'avec elle nous entrons dans un univers où les mots, beaucoup plus que les faits, ont le pouvoir. À ses yeux, il n'existe pas de dichotomie entre le dehors (je vis) et le dedans (j'écris), entre les aléas de l'existence et leur mise en écriture.
Par ce mot "écriture", je n'entends pas seulement le style, le vocabulaire, la phrase, même si je ne les écarte pas, mais, plus largement, selon les vues de ROLAND BARTHES, le choix général d'un ton, une façon de penser la littérature, une liberté fût-elle momentanée.
D'autre part, le plus apparent, dans cette quête obstinée de l'écriture est l'inventaire des états amoureux qui s'exaltent aux ressources du langage, indissociablement attachées à lui : "Écrire, aimer. Je vois que cela se vit dans le même inconnu. Dans le même défi de la connaissance mise au désespoir." dit MARGUERITE DURAS, comme pour nous montrer la voie, du moins l'une des voies d'accès à son oeuvre.
Aussi, plutôt que de voir en elle une romancière de l'amour, il me paraît pertinent d'aborder chez elle le discours amoureux, dans la mesure où une équivalence de plus en plus précise s'établit entre la sollicitation sans répit et de l'écriture et de l'amour, de sorte que les deux conduisent à ce qu'elle appelle : "le malheur merveilleux". Elle l'explique ainsi :
" ... Je ne vois pas l'écrivain écrire pour tenter d'établir une communication par le livre avec les autres hommes, je le vois en proie à lui-même, dans ces lieux mouvants limitrophes de ceux de la passion, impossible à cerner, à voir, et dont rien ne peut le délivrer. On est là au bout du monde, au bout de soi, dans un dépaysement incessant, dans une approche constante qui n'atteint pas. Car là on n'atteint rien de même que dans l'invivable du désir et de la passion. Le malheur merveilleux, c'est peut-être cette torture-là."
Pareilles donc les énigmes du désir et de l'écriture qu'elle s'efforce de traquer. Démarche qui procède d'un vide car la parole ne naît que de l'absence des choses et le désir du manque de son objet, explique Tzvetan Todorov et Octave Mannoni : "Le désir d'écrire est désir d'écrire sur le désir: au fond, désir impossible d'écrire sur le désir impossible." Telle me semble être la clé de voûte de l'oeuvre de MARGUERITE DURAS.
Chez elle, l'amour est plus qu'un thème de prédilection. C'est une dimension de la vie, donc de l'écriture. Ce qu'on aperçoit bien dans ce dialogue du Camion entre l'acteur Gérard Depardieu qui conduit le camion et une dame dont les initiales sont : M.D.
G.D. : C’aurait été un film sur... l'amour ?
M.D. : Oui. Sur tout. C'aurait été un film sur tout. Sur tout à la fois : Sur l'amour.
Plus tard, elle reprendra cette idée autrement en disant : "Je ne sais pas écrire sur l'amour. Je ne le sais pas. Or, quand j'écris sur la mer, sur la tempête, sur le soleil, sur la pluie, sur le beau temps, sur les zones fluviales de la mer, je suis complètement dans l'amour."
Ceci appelle deux remarques. Premièrement, le mot amour est ici synonyme de désir ou de passion. Ce qui importe ressortit toujours à l'intensité, quel que soit le vocable employé. Deuxièmement, si l'amour perd de cette intensité, s'il n'est plus un absolu, autant dire qu'il n'existe plus. Mais, comme nul ne peut se passer de lui, il faut, sans cesse, le ranimer ou, encore, le briser. La demi-mesure, tendresse, complicité, affection, etc., ne sont que de pâles images du ravissement initial de l’amour, une espèce de déchéance menaçante.
Ce que l'on observe dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, dans Dix heures et demie du soir en été, dans Le Ravissement de Lol V. Stein, dans Moderato Cantabile et dans tant d'autres textes. Où l'on ne verra pas un éparpillement érotique, un genre de libertinage. Plutôt la volonté de retrouver indéfiniment la fièvre première des commencements d'un amour.
Ce que dit l'héroïne de Hiroshima mon amour à son amant japonais, bien qu'elle soit mariée et qu'elle aime son mari :
"J'avais faim. Faim d'infidélités, d'adultères, de mensonges et de mourir.
Depuis toujours.
Je me doutais bien qu'un jour tu me tomberais dessus. Je t'attendais dans une impatience sans bornes, calme."
Parallèlement, ce qui fascine MARGUERITE DURAS dans l'écrit, elle l'entrevoit dans le temps de l'inspiration. Ce temps, réservé à la parole brute, non disciplinée. Ce temps de réclusion passagère où elle délivre des voix anciennes, des galaxies d'images, soudée à elle-même dans une intériorité énigmatique avant que tout cela ne s'abîme dans son achèvement, soit dans la forme close, figée du livre terminé. C'est pourquoi, à l'intérieur même du drame de la fiction amoureuse, se déroule un autre drame, celui de l'irréalisable transposition de la minute éblouissante où l'écriture est encore dans la ferveur de son apparition. Je cite : "Il y a la même différence entre la jouissance et le désir qu'entre la somme première de l'écrit qui est totale, illisible, impossible à affronter, et ce qui, à l'arrivée, se précise dans un texte civilisé. La sauvagerie, le meurtre il est dans le désir. La jouissance, on le sait, est, en quelque sorte, son confort."
Sachant cela, il lui faut tout de même écrire. Mais comment ? Par quels procédés faire connaître au lecteur ce langage de l'antériorité où des formes naissent à elles-mêmes, s'imposent, se pressent vers leur présence définitive ?
Il semble que MARGUERITE DURAS a décidé de faire de l'avènement du langage l'événement le plus notable de ses récits. D'une part, elle ne cesse d'inventer des situations qui compliquent l'état amoureux, manière de maintenir vivant, vibrant, ce qu'il a fait pressentir d'éternité. De Moderato cantabile au Vice-Consul, à La Maladie de la Mort, la passion culmine, devenue tentation, maintenue dans sa révocable inaccessibilité. Ce qui se lit clairement dans Agatha.
On se rappelle qu'Agatha évoque le désir incestueux d'un frère et d'une soeur, désir non mené à terme car le plaisir satisfait signe lui-même sa propre destruction. D'où, vers la fin, une séparation décidée par la soeur, dans l'unique intention de renforcer l'impossibilité et de préserver alors tous les possibles. Je cite :
" Parce qu'alors cette interdiction sera plus interdite encore (...). Plus dangereuse, plus redoutée, plus redoutable, plus effrayante, plus inconnue, maudite, insensée, intolérable, au plus près de l'intolérable, au plus près de cet amour."
Et le parcours s'achève comme il avait commencé, comme il n'a jamais cessé d'être, sans s'attarder longtemps dans une situation définie.
L'attention amoureuse, le désir, ne sont plus tentatives de conquérir l'objet aimé, désiré. N'existe que l'amour de l'amour même. Et cet amour se resserre dans une permanente disponibilité, dans une soif d'errer à la rencontre du tout, du rien aussi, pourvu que s'éprouve toujours la brûlure du désir inassouvi, cette soif.
C'est le sens de la lettre écrite par l'héroïne éponyme de Emily L. :
" J'ai oublié les mots pour vous le dire. Je les savais, et je les ai oubliés, et ici je vous parle dans l'oubli de ces mots. Contrairement à toutes les apparences, je ne suis pas une femme qui se livre corps et âme à l'amour d'un seul être, fût-il celui qui lui est le plus cher au monde. Je suis quelqu'un d'infidèle. Je voudrais bien retrouver les mots que j'avais mis de côté pour vous dire ça. Et voici que quelques-uns me reviennent. Je voulais vous dire ce que je crois, c'est qu'il fallait toujours garder par- devers soi, voici, je retrouve le mot, un endroit, une sorte d'endroit personnel, c'est ça, pour y être seul et pour aimer. Pour aimer on ne sait pas quoi, ni qui, ni comment, ni combien de temps. Pour aimer, voici que tous les mots me reviennent tout à coup... pour garder en soi la place d'une attente, on ne sait jamais, de l'attente d'un amour, d'un amour sans encore personne peut-être, mais de cela et seulement de cela, de l'amour."
À ce terme, au sens courant du mot, il n'y a plus d'histoire, de récit dans les textes : demeure une fiction fondée sur un pacte qui unit le désir et le langage, l'écriture et l'amour.
D'autre part, loin de chercher à dissimuler l'acte d'écrire, elle l'annexe à la matière de ses livres. J'en donnerai un seul exemple extrait du Vice-Consul. L'un des personnages y raconte la marche d'une mendiante :
"Elle marcherait, dit-il, j'insisterai surtout sur cela. Elle, ce serait une marche, très longue, fragmentée en des centaines d'autres marches, toutes animées du même balancement - celui de son pas. Elle marcherait et la phrase avec elle."
De là cette parole particulière, qu'on aimerait dire physique, très proche de son émission initiale, surprenante parfois, et fuyante. Ce qui entraîne l'insistance et la répétition. Tous traits de ce style qui voudrait rendre la lueur d'une fulguration. De là aussi cette oralité à laquelle de très nombreux lecteurs sont sensibles. Mais une précision s'impose. Au sens strict, l'oral, naturel, si j'ose dire, n'existe pas dans son oeuvre écrite.
Qu'elle mette en scène des voix, oui, que la diction ait de l'importance, oui, que la phrase résonne comme une profération, oui, mais sous-entendre que MARGUERITE DURAS écrit comme elle parle, non.
Les manuscrits sont là pour prouver qu'elle n'ignore rien de la scansion, du rythme, de la valeur d'une énumération, et elle ne craint pas de souligner sa peine lorsqu'elle définit le métier d'écrivain. Voici une citation extraite d'Emily L. qui résume bien ce métier :
"Écrire, c'est ne pas savoir ce qu'on fait, être incapable de le juger, il y a certainement une parcelle de ça dans l'écrivain, un éclat qui aveugle. Et puis, il y a aussi que c'est un travail qui prend beaucoup de temps, qui demande beaucoup d'efforts."
Et, juste revanche, il est certain que des efforts sont également demandés au lecteur. Non pas, comme on l'a trop souvent répété, parce que l'oeuvre de MARGUERITE DURAS serait complexe, difficile, hermétique. Mais, tout au contraire, parce qu'à l'instar de l'amour, cette écriture engage par ses motifs, par sa forme, par la peinture des personnages féminins le plus souvent, un combat inlassable contre la routine, la résignation, les idées reçues : "Le poète est celui-là qui rompt pour nous l'accoutumance" disait Saint-John Perse. Et MARGUERITE DURAS se présente elle-même non pas comme un maître à penser, mais comme un maître à dépenser. Au-delà du jeu de mots, il me paraît que ses livres s'achèvent, en effet, sur une invitation implicite et inflexible. Invitation à regarder autrement, à regarder, tout simplement, pour que se réveille cette fonction d'alerte que l'existence quotidienne émousse ou anéantit. Ce n’est pas si aisé qu'on pourrait le croire, en ce sens qu'elle ne flatte pas la paresse.
Mais la lecture vaut d'être tentée, lecture lente, patiente, attentive comme doit être attentive, patiente, lente, l'approche de ce qui compte vraiment, la redécouverte, chaque jour nécessaire, et de la création et du désir.
* Christiane Blot-Labarrère : Universitaire, spécialiste de littérature française du XXe siècle. Auteur notamment de " MARGUERITE DURAS " (Seuil, 1992), d’un essai-préface pour plusieurs éditions en langues étrangères de " C’est tout ", d’une étude sur " Dix heures et demie du soir en été " (Gallimard, 1999), du livret pour " Le Ravissement de Lol V. Stein " lu par Fanny Ardant (Frémeaux, 2001) et de nombreux articles consacrés à M. DURAS et d’autres écrivains. Elle a rassemblé et préfacé les textes du " Monde extérieur " (P.O.L, 1993) à la demande de M. DURAS et co-dirigé " M. DURAS : La tentation du poétique " ainsi que le " Cahier de L’Herne / DURAS " (voir B. Alazet). Responsable de la Série " P. J. Jouve " aux Ed.Minard, elle est également vice-présidente de la " Société MARGUERITE DURAS ".