UBU, Scènes d’Europe
Juillet 2006 · JOËLLE GAYOT
Treize ans après la création de LA PLUIE D’ÉTÉ, roman qu’il avait adapté pour le théâtre, le metteur en scène ÉRIC VIGNER retrouve l’écriture de MARGUERITE DURAS pour un spectacle composite intitulé PLUIE D’ÉTÉ À HIROSHIMA. Un diptyque accolant l’un à l’autre LA PLUIE D’ÉTÉ et HIROSHIMA MON AMOUR, scénario du film tourné par ALAIN RESNAIS et que l’écrivain avait confié à VIGNER en 1993. La première version scénique de LA PLUIE D’ÉTÉ, on s’en souvient encore même si on ne l’a pas vue. C’est l’exemple même de cette trace magnifique que le théâtre laisse derrière lui. Une trace fantasmatique, partagée par ceux qui étaient réellement là et les autres qui n’ont rien vu, mais qui, à force de récits, imaginent qu’ils en ont été eux aussi les témoins, un peu frustrés d’avoir raté l’événement et contraints d’attendre de l’histoire qu’elle veuille bien refaire un tour sur elle-même. C’est arrivé à l’occasion d’un double anniversaire : les dix ans de la mort de DURAS et les dix ans de l’inauguration, à Lorient, du Centre Dramatique de Bretagne.
Étirer l’écriture de DURAS
En revisitant LA PLUIE D’ÉTÉ, fidèle à l’esprit des origines, ÉRIC VIGNER ne s’en tient pas pour autant à la répétition du même. Ce n’est pas une reprise, c’est une recréation. Il s’empare de l’écriture de DURAS, la prolonge et l’étire jusqu’à une autre de ses facettes, le scénario d’HIROSHIMA. La chronologie du spectacle prend d’ailleurs à rebours les périodes d’écriture puisque HIROSHIMA précède LA PLUIE D’ÉTÉ de plus de trente ans. Avec ce scénario, la romancière faisait, en outre, un premier pas, décisif, vers une écriture dialoguée. S’il bouscule l’ordre des choses, ÉRIC VIGNER prend soin de ne rien changer, ou presque, à la scénographie qui accueille les deux textes.
Seule variation, celle opérée par des panneaux verticaux, lumineux et transparents que les acteurs font glisser d’un point à l’autre au fur et à mesure de leurs déplacements. Tout se déroule sur un plateau unique, inventé par MICHAEL AMZALAG et MATHIAS AUGUSTYNIAK, fondateurs de l’atelier de création graphique M/M et collaborateurs artistiques réguliers de VIGNER depuis 1996. C’est eux qui chaque saison conçoivent la brochure du théâtre. Pour coller au corps du théâtre, ils ont imaginé une scène stylisée dont la découpe rappelle les contours d’une pièce de puzzle. Ce plateau immense est ourlé sur ses bords par des alcôves qui accueillent des groupes restreints de spectateurs. On est installé à hauteur des planches. Chaque bloc de public, de sa loge, doit lever les yeux vers des acteurs qui évoluent sur ce podium aux formes tourmentées. Le terrain de jeu des comédiens est lui aussi perforé de trous qui leur permettent d’entrer et de sortir par les dessous ou de jouer, le corps à moitié dissimulé. Le jeu se dépose dans cet espace inédit qui incite à reconsidérer sa façon de recevoir un spectacle. Une position de spectateur déplacée plus qu’une posture d’acteur modifiée, ce bouleversement de vieilles traditions de théâtre suffit en soi à changer la donne des codes de représentation et à créer du neuf. Ainsi, en habitant l’espace de l’intérieur, les acteurs en font une scène matricielle d’où naît littéralement la langue de l’auteur. Ainsi, ÉRIC VIGNER déploie PLUIE D’ÉTÉ À HIROSHIMA non pas sur (un décor), mais depuis (son origine). Il ancre la parole dans le sol (le sous-sol) du théâtre et lui donne naissance à partir des profondeurs du plateau. Ainsi ce qui n’est pas à vue mais existe dans les entrailles de cet énigmatique territoire prend très vite valeur de non-dits, et presque de fiction parallèle vivant sa propre réalité dans un théâtre qu’on dissimule à nos regards et qui se manifeste à notre connaissance lorsque les acteurs reviennent dans la lumière des projecteurs.
Des acteurs de chair et d’os
Déroulant le fil entre LA PLUIE D’ÉTÉ et HIROSHIMA, VIGNER arpente l’écriture de DURAS à la manière d’un géomètre. Il en restitue une sensation physique forte et concrète qui tranche agréablement avec le piège de l’abstraction, ces habituels trémolos dont sont accompagnées le plus souvent toutes tentatives de mise en scène de textes de DURAS. Ici, ce que l’on entend, c’est l’humour, l’humain, le sens profond de la dérision et de l’absurde, la bonté et l’amour de DURAS pour les personnages qu’elle crée. L’aigu de son regard, sa lucidité et sa capacité d’écoute sont attrapés au vol par des acteurs qui ne minaudent pas, ne chantent pas, ne cherchent pas à faire entendre l’éternelle et exaspérante “petite musique durassienne” mais au contraire travaillent avec le corps, le grave et les stridences des voix, avec le rire, la chair. Ce que DURAS gagne en densité et en matérialité à ce jeu-là, plein et généreux, ne fait qu’ajouter au charme de ce tremblé impalpable qui caractérise son écriture. S’il n’y a rien de commun entre les deux textes, rien qui frappe au premier abord, le théâtre tisse néanmoins le lien de l’un à l’autre.
On n’assiste pas à deux spectacles qui se succèdent dans une indifférence mutuelle. Au contraire, on est attrapé, avalé pour tout dire, par un mouvement perpétuel dont le moteur et la dynamique sont la langue de MARGUERITE DURAS. On se surprend à écouter les échos et les résonances. Histoire d’Ernesto, l’enfant prodige de LA PLUIE D’ÉTÉ, qui refuse d’aller à l’école parce qu’on va lui apprendre des choses qu’il ne connaît pas et histoire des deux amants qu’une nuit passée à Hiroshima amène au dévoilement de souvenirs enfouis. D’un côté, un enfant qui sait le monde sans avoir rien appris, de l’autre, dans les décombres fumantes d’Hiroshima, une femme qui ne parvient pas à oublier ce que le monde lui a appris.
En équilibre entre les deux, le théâtre révèle un hiatus, irréductible et abyssal, où se logent le savoir et le fantasme, la mémoire et l’affabulation, le mensonge et la vérité. Ce hiatus, il faut l’approcher comme un imaginaire entrouvert qui est la fiction même, version MARGUERITE DURAS, il faut l’approcher en suivant le chemin précisément tracé par le théâtre, version ÉRIC VIGNER, décidément plus artiste que jamais. Un théâtre dont on sent l’ambition et la qualité : l’invention d’une écriture virtuelle, impalpable, écrite à même la tête des spectateurs, et dont le vocabulaire et les codes sont suggérés là, sous nos yeux, dans l’immédiat et le concret du spectacle. "