ACTUALITÉ DE LA SCÉNOGRAPHIE N°149 page 63
30 septembre 2006 · JEAN CHOLLET
Infos théâtre : Les événements culturels · Éclairages de scène
En 1996, ÉRIC VIGNER adapte et met en scène, avec beaucoup de réussite, le roman de Marguerite Duras, La Pluie d'été, publié en 1990. L'histoire d'une famille d'immigrés habitant Vitry-sur-Seine, dont l'un des enfants, Ernesto, refuse d'aller à l'école "par ce que, à l'école, on m'apprend des choses que je ne sais pas". Ce qui ne l'empêchera pas d'accéder à l'Écclésiaste et de devenir savant. Une saga savoureuse où le contexte social est traversé par l'amour, la fin de l'enfance et les interrogations existentielles. Duras, convaincue par la transposition théâtrale, offre au metteur en scène les droits d'Hiroshima mon amour, un projet qui lui tenait à cour depuis plusieurs années.
Aujourd'hui c'est sous la forme d'un diptyque qu'ÉRIC VIGNER associe ces deux textes. Dans un dispositif spécialement conçu à cette occasion, La Pluie bénéficie d'une nouvelle mise en scène, nourrie par son rapport à l'espace modifiant le rapport du jeu et de l'interprétation en offrant une résonance nouvelle tout aussi aboutie. Avec le scénario du film mémorable tourné par Resnais, la réalisation scénique (interprétée par Jutta Johanna Weiss et le Japonais Atsuro Watabe) ne tend pas vers une évocation filmique. Elle s'attache surtout à faire entendre, dans cette histoire d'amour et de mort liée à l'Histoire, la texture si caractéristique de l'écriture de Duras. Séparation des corps et des voix off des comédiens sur le plateau (là où certains ont entendu la bande du film !), gestuelle, déplacements, jeux sensuels et douloureux entre ombre et lumière, témoignent d'une création sensible et ambitieuse, encore en évolution, qui crée une relation sensorielle avec l'ouvre durassienne. (Reprise Nanterre-Amandiers du 18-11 au 22-12-2006)
À l'occasion du dernier festival, des innovations sont apparues en matière de scénographie et de structure. Ce fut le cas notamment pour la réalisation d'un espace scène/salle au Cloître des Carmes et de l'utilisation d'un espace chapiteau renouvelé dans la cour du Lycée Mistral.
Les Carmes pour Marguerite
C'est en 1967 que le cloître, qui jouxte l'église des Carmes (reconstruite au XIVe siècle), fut investi par le festival à l'occasion de la création de La Baye de Philippe Adrien, dans une mise en scène d'Antoine Bourseiller. Depuis, il figure régulièrement parmi les lieux avignonnais exploités durant la manifestation. Toujours utilisé dans un dispositif frontal, avec des variations de surface du plateau ou une avant-scène partielle, face à un gradin.
L'aménagement réalisé cette année constitue donc une première. Elle est due au metteur en scène et scénographe ÉRIC VIGNER. Cet ancien élève des Beaux-Arts de Rennes a toujours été préoccupé par la relation d'un texte avec son espace de représentation. Depuis sa première création (La Maison d'os de Roland Dubillard), dans une usine de matelas désaffectée, puis dans la Grande Arche de La Défense, jusqu'aux exploitations du potentiel des scènes à l'italienne et de leurs dérivés. Pour cette création au Festival, il choisit de réunir deux textes de Marguerite Duras, avec une nouvelle mise en scène de l'adaptation du roman La Pluie d'été et celle du scénario du film Hiroshima mon amour. Lors des repérages des éventuels lieux de représentation, il est sensibilise par l'espace architectural du Cloître, son ouverture sur la méditation, "son aspiration vers le ciel" qui rejoint les questionnements de l'auteur sur Dieu. La définition du projet scénographique d'ÉRIC VIGNER passe par "l'utilisation du lieu et de l'architecture pour ce qu'ils génèrent en plaçant les spectateurs non pas devant une écriture mais à l'intérieur d'elle".
Avec la complicité de son partenaire habituel, l'atelier graphique M/M, son dispositif utilise la totalité de l'empreinte à ciel ouvert du cloître, en intégrant partiellement les contreforts en pierre des galeries voûtées périphériques. Il se compose de quinze zones matérialisées par des joints creux qui reçoivent sur un plan horizontal soixante- quinze panneaux de différentes dimensions, au-dessus d'un vide constituant une forme de dessous, utilisé par les comédiens durant la représentation. Ces panneaux, revêtus de linoléum clair décoré de motifs sérigraphiés aux colorations différentes, sont partiellement découpés (surtout en parties centrales) de vides aux formes abstraites, dont la fonctionnalité dans le jeu s'associe à une expression symbolique de la mémoire et de l'oubli portés par les textes.
De part et d'autre, sur la longueur de ce plateau, des découpes reprennent à plat le profil des voûtes en ogives environnantes. À l'intérieur de ces six grandes loges intégrées à l'espace scénique, sont installés sept rangs de gradins bordés de paravents translucides en demi-voûtes, colorés et partiellement traversés de formes évidées rappelant celles du plateau.
Cette organisation tend à répondre au désir d'ÉRIC VIGNER d'intégrer le spectateur au coeur même de l'écriture dans la représentation. Il place celui-ci dans une position troublante, un équilibre mouvant "qui le rend acteur au même titre que les comédiens".
Cette sensation organique trouve une autre ouverture au niveau du regard, qui traverse, ou non, par transparence les paravents suivant l'emplacement occupé par chaque spectateur. Il lui offre individuellement une relation unique suivant son angle de vision qui peut s'ouvrir sur des reflets, des détails cadrés, des images partielles ou colorées à même de stimuler son imaginaire. Ces paravents fixes pour La Pluie trouvent, après un enchaînement signifiant (bandes de flammes au sol), une nouvelle dimension pour Hiroshima. Assemblés ou dissociés manuellement à vue, ils ne concourent pas à une structuration des espaces traversés par les deux interprètes, mais au renforcement de la poésie et de la perception sensorielle de l'écriture de Duras.
Ainsi, cette scénographie dont la force plastique est indéniable - et se suffirait à elle seule ailleurs, pour une autre installation dans tout autre contexte - se révèle sous les fines lumières de Joël Hourbeigt comme un des acteurs essentiels constitutifs à l'esprit et à la démarche engagée pour la représentation.
Elle rejoint quelque part, à sa manière, l'aspiration d'Antonin Artaud pour "une matérialisation visuelle et plastique de la parole".