RACINE et/ou la cérémonie · Extrait
Jacques Scherer
Qu'est-ce qu'une cérémonie?
Cf le premier dictionnaire de l'Académie française, publié en 1694 (étonnante définition): "Action mystérieuse qui accompagne la solennité du culte extérieur que l'on rend à Dieu ."
Habituellement, la solennité du culte extérieur que l'on rend à Dieu suffit à définir la cérémonie religieuse. Ce qui est nouveau, et proprement théâtral, c'est d'affirmer que ces gestes s'accompagnent d'une "action mystérieuse". Cette conception spiritualiste de la cérémonie est remarquablement isolée dans l'histoire. Elle ne vient pas des époques antérieures à RACINE et tous les autres grands dictionnaires du siecle l'ignore. Un emploi exceptionnel du sens du mot "cérémonie" apparaît donc au temps de RACINE et va se prolonger pendant un siècle environ. ( RACINE était membre de l'Académie française depuis 1672 et il a participé au travail du dictionnaire) La notion de cérémonie implique à la fois des formes belles et graves, mais aussi, cachées derrière ces formes et les mettant en mouvement, des puissances dont l'efficacité parvient à un public.
La cérémonie Racinienne se déploie sur trois niveaux esthétiques:
- Le Tragique
- Le Dramatique
- Le Poétique
Première partie
La cérémonie tragique et sa contradiction
Chapitre I
a/ LES LIMITES DU TRAGIQUE
L'essence du tragique telle que nous l'entendons aujourd'hui, qui dénote l'action d'une force dépassant l'homme n'apparaît pas aux époques où le genre tragique était le plus cultivé et est en tous cas étrangère à RACINE comme à ses contemporains. cf le 1er dictionnaire de l'Académie française: Tragique= qui appartient à la tragédie. ex: poème tragique. Il indique ensuite le sens figuré de funeste. Il faut attendre le Robert pour qu'apparaisse une prise de position sur le problème métaphysique du tragique:
"Qui est propre à la tragédie c'est à dire évoque une situation où l'homme prend douloureusement conscience d'un destin ou d'une fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature ou sa condition même."
Destin, fatalité ne sont guère des notions fondamentales dans la pensée du XVIIe.
Cette différence entre notre appétit métaphysique et la dicrétion des contemporains de RACINE doit nous inciter à la prudence.
Le tragique n'est peut-être pas, dans la pensée du XVII, une caractéristique théâtraledont on peut, sans risquer de se tromper, constater la présence ou l'absence.
À la différence de "la vraisemblance" ou "l'unification", le tragique n'est jamais évident.
Si la cérémonie est la voix du tragique, elle peut le traduire, le chanter, mais aussi le dissimuler. Parler de cérémonie tragique n'engage donc nullement à accepter que le tragique ait une existence en soi. Il est la transcendance qu'illustre la cérémonie, mais cette transcendance peut fort bien, comme le théâtre, être illusoire.I1 suffit que quelqu'un (personnage ou public), croie à la réalité du tragique.
b/ LES ENNEMIS DU TRAGIQUE.
*Le premier est Dieu lui-même.
Dans quelle mesure l'action de Dieu est ou non compatible avec celle de la fatalité. Si l'on croit à un Dieu, comme dans la tragédie religieuse, ou à plusieurs, comme dans la tragédie à sujet païen, la notion de fatalité est inutile, fait double emploi ou est contradictoire. Si les dieux assument eux-même la responsabilité de l'évènement tragique, ils en apparaissent comme coupables et ouvrent la voie à une interprétation anti-religieuse.
Ainsi Jocaste s'écrie dans la Thébaïde :
Voilà de ces grands dieux la suprême justice
Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas
Ils nous le font connaître et ne l'excusent pas
Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables
Afin d'en faire après d'illustres misérables.
(vers 608-612)
On peut substituer à ces pseudo-causes que sont les grands dieux et la fatalité, une perpective plus humaine qu'est l'incroyable imprévision d'Oedipe : bien qu'averti de l'oracle, il n'a su éviter ni de tuer un homme en âge d'être son père, ni d'épouser une femme en âge d'être sa mère ; devenu chef d'état, il a oublié pendant 20 ans de rechercher les meutriers de son prédécesseur...Plus la tragédie est humaine, moins elle a besoin de Dieu ou de la fatalité.
* Le merveilleux
Chez RACINE, il est doublé, chaque fois que c'est possible, d'une explication purement humaine et vraisemblable. ex: le sacrifice d'Iphigénie; le rôle du monstre marin dans Phèdre. À côté de la croyance entière au miracle, RACINE a gardé la possibilité d'une explication rationnelle ( cf scène de l'apparition de hector sur son tombeau dans Andromaque.) Dans Phèdre, la réalité du monstre marin ne paraît pas pouvoir y être contesté: elle fait au surnaturel une place authentique. Un passage d'Athalie montre comment RACINE conserve à la fois le traitement réaliste et le traitement mythique d'une même évènement. Dans la même pièce, mais par des voies différentes, RACINE propose du même fait - la mort de Joas - une explication humaine, vraisemblable et suffisante et une autre, merveilleuse, poétique, fondée sur la foi.
* Les faits humains:
À ce niveau, la contingence s'inscrit en faux contre le règne de la fatalité. Le meutre de Britannicus, l'éxil de Bérénice, le suicide de Phèdre ne sont pas des fatalités: ce sont des développements imprévisibles au début de chaque tragédie. Ce déroulement non-fatal n'est en rien contredit par des invocations aux destinées que laissent échapper certains personnages. Ainsi le pari politique de Bajazet serait perdu s'il fallait en croire le vizir Acomat à la fin de la tragédie, à cause des "destins ennemis" v.1704., et Atalide ne voit dans cet échec qu'une "cruelle destinée" v.1725.La cause humaine la plus évidente en est pourtant la victoire du sultan Amurat, qui est contingente; si Amurat avait été vaincu, tout se serait passé autrement.
* L'établissement de la dramaturgie classique:
Le statut du personnage instauré par la nouvelle dramaturgie au XVIIe repose sur la volonté libre et active de ce personnage.( Au siècle précédent, le héros passif de la tragédie n'était créé que pour supporter le poids de ce destin.) Mais quand le héros devient actif, et même volontariste, tout ce qui lui arrive est dans une large mesure son œuvre, et l'allégation d'une fatalité est contraire aux faits. La critique racinienne a souvent sombré dans un fatalisme facile (cf M. Thierry Maulnier ).